24 juillet 2013
Agnès Grey, le premier des deux romans d'Anne Brontë, parut au mois de décembre 1847 conjointement aux Hauts de Hurlevent pour former une même édition en trois volumes, format coutumier des œuvres destinées aux « circulating libraries » (bibliothèques commerciales de prêts) de l'époque – Jane Eyre les ayant précédé quelques semaines auparavant, au mois d'octobre. Par crainte des préjugés contre les auteurs féminins, les trois romans furent alors offerts au public sous le couvert de pseudonymes masculins : Acton (Anne), Ellis (Emily) et Currer (Charlotte) Bell.
Agnès Grey, le premier des deux romans d'Anne Brontë, parut au mois de décembre 1847 conjointement aux Hauts de Hurlevent pour former une même édition en trois volumes, format coutumier des œuvres destinées aux « circulating libraries » (bibliothèques commerciales de prêts) de l'époque – Jane Eyre les ayant précédé quelques semaines auparavant, au mois d'octobre. Par crainte des préjugés contre les auteurs féminins, les trois romans furent alors offerts au public sous le couvert de pseudonymes masculins : Acton (Anne), Ellis (Emily) et Currer (Charlotte) Bell.
Tandis que, après l'échec d’un premier recueil commun de poèmes en 1846, le roman de Charlotte remporta un succès prodigieux, ceux de ses sœurs ne suscitèrent guère l'enthousiasme. Et quand Les Hauts de Hurlevent devait avant la fin du siècle être reconnue comme une production de génie, une réputation indue de bleuette naïve resta attachée à Agnès Grey jusqu'au sortir de la seconde guerre mondiale.
Agnès Grey se présente comme le récit autobiographique d’une jeune fille originaire d'un village reculé du nord de l'Angleterre où son père occupe une cure modeste de pasteur. Dès sa naissance, elle est particulièrement chouchoutée au sein d'une famille simple et chaleureuse dont l'existence s'écoule paisiblement jusqu'au jour où un investissement malheureux du père la fait tomber dans la gêne. Cette nouvelle situation ne cause pas toutefois de chagrin à Agnès Grey qui y voit une chance pour elle de s'affirmer et de découvrir le monde. Ainsi, contre l'avis de son entourage, décide-t-elle de devenir gouvernante. Mais si Agnès Grey éprouve la plus grand confiance en ses capacités pour donner des leçons profitables aux autres, c’est elle qui en recevra d'amères sur la société et la vie de manière générale...
S’inspirant de sa propre carrière dans la voie choisie par son héroïne, Anne Brontë fut d'abord animée à travers son roman par le désir de contribuer au débat public de son époque au sujet d'un statut bancal qui faisaient des gouvernantes ni des domestiques à proprement parler ni non plus des égales de leurs employeurs.
À cet égard, on peut considérer Agnès Grey comme le premier roman à traiter de la question de façon réaliste, pour ne pas dire naturaliste, ce qui peut perturber du reste encore certains lecteurs, ou plutôt lectrices qui viennent à lui dans l'espoir d'y trouver de quoi satisfaire leur goût de la romance après avoir dévoré Jane Eyre ou Orgueil et préjugés.
La parole d'Anne Brontë se révèle en effet sans fard sur la société victorienne et son régime de domination hypocrite qui s'exerce aussi bien sur les classes inférieures que sur les femmes en général. Anne Brontë met en scène cette domination d'abord à travers la figure d'un petit garçon tyrannique à qui l'on passe tout, Master Tom, puis à travers celle qu’Agnès Grey plaint ou blâme selon circonstances, la frivole Rosalie Murray courant après un mariage fortuné. Sur ce point, Anne Brontë montre que la famille elle-même de son héroïne, malgré l'amour et le respect entre ses membres, n'échappe pas à l'influence perverse de l'ordre patriarcal régnant.
Mais Agnès Grey est un roman qui va au-delà de la critique sociale. Il constitue aussi une fable morale non dénué de poésie. D'un point de vue intime, le récit d'Agnès Grey s'offre comme celui d’une jeune fille qui, tel un oisillon quittant un nid douillet, cherche à trouver, non sans peine, une place dans la société qui soit en accord avec sa piété et sa bonté qui n'exclue pas les animaux (sans être du reste la seule à s'attacher à leur sort dans la littérature britannique convient-il de noter en regard de la nôtre).
En fait, le récit d'Agnès Grey s'inscrit dans une double dynamique où réalisme et allégorie s'épousent subtilement, le second recouvrant comme en filigrane le premier qui ne perd pas de la sorte sa charge propre. On peut remarquer comment la découverte du monde et de la vie par Agnès Grey passe par une succession de cadres à chaque fois un peu plus larges : d'abord, un foyer familial retiré dans les montagnes, puis une propriété bourgeoise, puis un domaine seigneurial dont dépend tout un village, enfin une petite ville en bord de mer. À chacune de ses étapes, les expériences et les épreuves personnelles d'Agnès Grey se complexifient, notamment en matière sentimentale quand elle rencontre le brave vicaire Edward Weston. À l'origine une enfant couvée, elle devient ainsi progressivement une femme affirmant son désir d'indépendance sociale et de paix spirituelle.
On peut supposer qu'Anne Brontë ressentit elle-même son propre vécu au fil des années à la façon d'une pèlerine studieuse passant, les uns après les autres, des classes, des échelons existentiels.
Quoiqu'il en soit, au style clair et fluide assez remarquable, le récit initiatique d'Agnès Grey m'a tant captivé pour ma part que, quelques instants après l'avoir refermé, j'ai ressenti un léger dégagement au cœur qui m’a troublé. En méditant sur un effet si étrange, j’ai cru mesurer à quel point l’on avait eu tort de l'avoir sous-estimé comme on l’a fait.
Agnès Grey se démarque assurément de Jane Eyre et des Hauts de Hurlevent, il délivre moins de sensations fortes. Toutefois, on pourrait dire que c'est bien une sœur Brontë qui l'a écrit si on songe que Charlotte et Emily ont fait aussi de la question de la maîtrise et de la purification des passions un thème central, chacune des trois en traitant dans un style différent, flamboyant pour Charlotte, sombre pour Emily, limpide pour Anne. Aussi, en lisant Agnès Grey pour lui-même, sans rien en attendre, lui demander, et surtout pas une exaltation aveugle des ardeurs humaines que ni Charlotte ni Emily n'ont offerte, peut-être vous aussi, comme moi, vous en serez récompensé par un doux tapotement intérieur.
Dessin d'Anne Brontë
24 juillet 2013
Bibliographie :
Angeline Goreau : introduction chez Penguin Classics, 1988.
Robert Inglesfield : introduction chez Oxford University Press, 1991.
Kathryn White : introduction chez Wordsworth Classics, 1999.
Betty Jay : Anne Brontë, Northcote House, collection Writers and Their Work, 2000.