The Wanderer of the Moors est un blog dédié aux sœurs Brontë. Il est maintenant achevé. Les sœurs Brontë sont nées au début du XIXe siècle dans le Yorkshire, région alors industrielle au Nord-Est de l'Angleterre. Elles ont passé leur brève vie dans un certain isolement, pour la plus grande part à Haworth, bourg au pied de la lande qu'elles chérissaient. Elles se sont adonnées à l'écriture dès l'enfance en compagnie de leur frère Branwell (1817-1848) qui devait mourir alcoolique et drogué. Si Charlotte (1816-1855) est connue de tout un chacun pour Jane Eyre (1847), elle a écrit trois autres romans : Le Professeur (vers 1846, publié en 1857), Shirley (1849) et Villette (1853). Tous ont pour sujets communs l'amour et la réalisation de soi dans une société inégalitaire et patriarcale. Pour sa part, Emily (1818-1848) a développé un romantisme personnel et sombre dans ses poèmes et Les Hauts de Hurlevent (1847). Enfin, Anne Brontë (1820-1849) a traité d'abord du sort des gouvernantes d'après ses propres expériences dans Agnès Grey (1847), roman empreint particulièrement de piété. Inspirée probablement par son frère, elle s'est ensuite attaquée aux ravages de l'alcoolisme et de la débauche dans La Locataire de Wildfell Hall (1848).
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Un continent imaginaire indéchiffrable ?

Si Elizabeth Gaskell évoque dès 1857, dans sa biographie de Charlotte Brontë, les productions juvéniles de la fratrie Brontë, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’on en mesurera toute l'ampleur quand il fut découvert que le mari de Charlotte, Arthur Bells Nicchols, avait conservé, depuis la mort de son épouse en 1855, une énorme masse de minuscules carnets couvrant des milliers de pages.


Ces carnets étaient essentiellement de la main de Charlotte et Branwell, seule une poignée de poèmes témoignant de la passion qu'Emily et Anne partageaient avec leurs aînés pour l'écriture dès l'enfance.

Jusque tard dans leur vie adulte, les enfants Brontë concentrèrent leur imagination foisonnante dans deux feuilletons interminables : Glass Town (rebaptisé plus tard Angria), qui occupa d'abord toute la fratrie puis uniquement Charlotte et Branwell, et Gondal que créèrent Emily et Anne au début de leur adolescence.

Pour être bref, la saga de Glass Town relate l'histoire d'une colonie africaine fondée par un groupe de douze hommes (dont Lord Wellington) dans une profusion de batailles, de luttes de pouvoir et de passions débridées. À cet égard, Charlotte Brontë se délecta tant de faire de son héros favori, le duc de Zamorna, un hédoniste cynique accumulant les conquêtes féminines, qu'elle finit par en éprouver un tourment moral profond à la fin de son adolescence. De même, comme nous l'avons déjà évoqué il y a peu, Branwell était enclin à laisser libre-cours à une imagination sombre et violente, notamment à travers l'impérieux personnage de Percy.

Dominé par les figures de l'empereur Julius et de la reine Augusta, l'univers lui aussi mouvementé de Gondal d'Emily et Anne prenait place pour sa part sur des îles situées dans le Pacifique Nord. Comme nous l'avons dit, il ne subsiste, de l'oeuvre d'Emily et d'Anne, que des poèmes épars, qui, dans l'ensemble, présentent un ton différent de Glass Town, plus méditatif et héroïque.

Pour revenir à l'histoire des carnets de la fratrie, ceux-ci furent d'abord l'objet d'une transcription incomplète pour servir à l'étude avant d'être vendus à des collectionneurs si bien qu'à cet heure encore leur liste complète n'a pu être établi. Quant à la publication des œuvres connues, il n'existe, même en anglais, que des éditions sélectives. En France, à la fin des années 60, l'éditeur Jacques Pauvert eut le projet (ambitieux et un peu fou) d'en procéder à une traduction totale (sous la houlette de Raymond Bellour), mais il se borna finalement à en offrir quelques recueils totalisant toutefois 1800 pages (peut-être un record mondial, cocorico), lesquels ont été réédités par Robert Laffont dans les années 80.

À ces éditions en français s'est ajoutée récemment un receuil de poèmes traduits et commentés par Patrick Reumaux. Tout en louant ce dernier pour son travail, je dois avouer toutefois que son analyse globale de Glass Town et Gondal, faite sous l'influence de Deleuze, ne m'a pas tout à fait convaincu.

Pour Patrick Reumaux, Glass Town et Gondal se présentent comme des oeuvres « uniquement irrigué[s] par le désir, un Texte, comme l’écrit Raymond Bellour, avec un « T » majuscule, une machine à désirer dont le moteur est la répétition. » 

Autrement dit, les enfants Brontë auraient exprimé de façon libre et frénétique leurs désirs les plus profonds et interdits. Ces désirs auraient été exacerbés par la cohabitation avec une tante, Elizabeth Branwell, de confession méthodiste. Pour donner, du moins d'après lui, une idée de la crainte oppressante de l'enfer dans laquelle les enfants Brontë vivaient, Patrick Reumaux évoque la théière de cette tante où était inscrit :

Pour moi le Christ est la vie,
La mort, un Gain. –
  
Patrick Reumaux ne distingue donc pas une autre motivation à l’écriture des enfants Brontë qu'une décompensation convulsive :

« Ils visent le monde de façon à le néantiser. Annuler le bois du soldat [référence à la fameuse anecdote fondatrice du cadeau fait à Branwell de petits soldats qui ont inspiré des jeux théâtraux débouchant sur des récits écrits] pour en faire la chair de Wellington. Elle permet d’intégrer de facto dans l’imaginaire tous les cadres du réel susceptibles d’être utilisés – éléments biographiques, sociaux, politiques, topographiques, etc. – et de les réorganiser selon la loi du désir. »

Désirs de violence et de domination pour Branwell, des amours transgressives pour Charlotte à la manière d’un « livre d’images, idéal (délirant)[I] de l’imagination pure ».

Les Juvenilia dressent « un monde d’ombres. De personnages dévitalisés, exsangues, bâclés à la six-quatre-deux (…) Ressemblances et répétitions sont les deux traits qui structurent le monde du dessous. Le désir trouve un exutoire dans la jubilation de répéter le même, dans la jouissance de la répétition en série (…) on atteint jamais l’altérité, le vif de l’autre. »

Branwell en aurait fait du reste une tragique expérience dans sa propre vie en voulant se conduire comme ses héros d’un « Eden » du désir dont la seule loi, du moins pour Charlotte, eut été qu’il fût dissimulé aux yeux des autres. Mais si l'âge venant, cette dernière comme ses sœurs s’emploieront à en « effacer » les traces dans leurs romans, il est certain, du moins pour Charlotte et Emily, que l'on en retrouve des échos.  

*
 
Pour ma part, comme je l'ai déjà mentionné, je suis partagé devant cette lecture des Juvenilia. Elle souffre d'abord de porter aussi bien sur Glass Town et Gondal alors qu'il ne reste pas grand-chose de cette dernière œuvre. Cette première réserve faite, un personnage tel que le duc de Zamorna, dans l'univers de Glass Town, a certes de quoi s'imposer à l'esprit comme une figure dérangeante, eu égard aux mœurs pudibondes de l'époque victorienne, du plaisir souverain.

Toutefois, j'ai eu le sentiment que Patrick Reumaux a laissé quelque peu s'emballer sa théorie de la « machine à désirer ». Outre de l'appliquer à des fragments en ce qui concerne Emily et Anne, il offre une vision douteuse du foyer de la fratrie Brontë. Il n'existe aucun témoignage sur une attitude prosélyte au quotidien de la part de leur tante, d'autant qu'il ne faut pas oublier que leur père était un pasteur anglican aux vues modérées. Même si les sœurs Brontë traversèrent des crises spirituelles au cours de leur vie, je crois que l’on en sait trop peu à leur sujet pour être en mesure d'établir les causes de celles-ci.

J’ai été également très irrité par le mépris que Patrick Reumaux témoigne envers Arthur Bell Nicchols, le mari de Charlotte, entre autres pour le fait d'avoir tôt fait d'oublier celle-ci après sa mort pour se remarier. Or, il s’est passé plusieurs années avant qu’il ne le fasse. De plus, il avait aimé Charlotte avec une passion qu'on pourrait qualifier de byronnienne, voire de tout à fait brontëenne, à en juger par ses menaces d'immigrer en Australie si elle se refusait à l'épouser !

Enfin, je trouve quelque peu restrictif de faire passer les sœurs Brontë et leur frère pour des sortes d'OS du seul « désir » œuvrant sous les trois-huit au sein d’une usine fantasmagorique sans matérialité. Certes, le « désir » serait prégnant chez eux, mais est-ce que leur expression s’y limitait ? Est-ce qu’elle n’aurait pas évolué avec le temps ? Les poèmes du recueil ne donnent pas en fait l’impression que le « monde » (le vécu, les observations, les interrogations) n’y soit pas présent, notamment la mort et le deuil auxquels la fratrie Brontë dut faire face dès leurs premières années. Dans quelle mesure, dans quelle articulation d'ensemble, voilà ce qu'il serait pour moi à établir avec plus de minutie pour autant que cela soit seulement possible. 

24 janvier 2013
 
Charlotte, Branwell, Emily & Anne Brontë : Le Monde du dessous, J'ai lu, 2010, 
préface et commentaires de Patrick Reumaux. 

   I : Elizabeth Gaskell employa le même qualificatif dans sa biographie de Charlotte.

Gondal's Queen

Peut-être certains lecteurs d’un âge avancé se souviendront de ces paroles fascinantes, presque hypnotiques, accompagnant des images d'une plongée faite depuis les profondeurs de l’espace en direction de la Terre pour descendre ensuite vers l’Amérique du Sud, et de là vers un temple en ruines pour s'engouffrer finalement dans une longue anfractuosité aboutissant à une lumière éblouissante ... :

Le XVIe siècle ...
Des quatre coins de l'Europe,
De gigantesques voiliers partent à la conquête
Du Nouveau Monde.
A bord de ces navires, des hommes,
Avides de rêve, d'aventure et d'espace,
A la recherche de fortune.
Qui n'a jamais rêvé de ces mondes souterrains,
De ces mers lointaines peuplées de légendes,
Ou d'une richesse soudaine qui se conquérait
Au détour d'un chemin de la Cordillère des Andes.
Qui n'a jamais souhaité voir le soleil souverain
Guider ses pas au cœur du pays Inca
Vers la richesse et l'histoire
Des Mystérieuses Cités d'Or !


Comme nous l’avons évoqué précédemment, Gondal est le nom d’une île imaginaire du Pacifique Nord au cœur de récits légendaires menées par Emily et Anne Brontë du début de leur adolescence aux premières années de leur âge adulte, voire jusqu'à la fin de sa vie pour la première, après avoir participé au cours de leur enfance aux jeux de Glass Town avec Charlotte et leur frère Branwell. Si de Glass Town, poursuivi aussi très longtemps par les aînés de la fratrie, des milliers de pages sont parvenus jusqu'à nous, de Gondal n’ont survécu que des poèmes, presque tous d'Emily comme auteur. 

Alors qu'elle était responsable des fonds anciens de la bibliothèque de l’université du Texas, Fannie E. Ratchford (1887-1974) jugea toutefois que ces poèmes pouvaient permettre de retrouver les grands linéaments de l’œuvre tentaculaire où ils s'inscrivaient. Elle se lança ainsi dans une sorte d'exercice d’archéologie littéraire de longue haleine dont elle exposera les résultats dans Gondal's Queen paru en 1955. 

En fait, à cette époque, les études brontëennes se présentaient de façon générale comme un véritable champ de fouilles. Les documents au sujet des sœurs Brontë n’étaient pas tous connus. L’édition même des poèmes d’Emily Brontë s'était révélé problématique. Ce n’est qu’en 1941, grâce aux efforts obstinés de C.W. Hatfield pour en établir la retranscription correcte, qu’un recueil convenable en fut offert au public. Et ne parlons pas de la réception des œuvres des sœurs Brontë, notamment celles d’Anne…  

Comme F.E. Ratchford le retrace au début de son ouvrage, sa tentative de reconstitution se fonda aussi bien sur ses propres réflexions que la correspondance et des voyages de recherche en Angleterre. C'est au cours de l'un d'entre eux qu'elle-même, en compulsant un livre ayant appartenu à Anne Brontë, découvrit une liste des territoires composant Gondal. Cette liste, la petite poignée de poèmes ayant subsisté de la main d'Anne, et divers autres éléments, constituèrent en quelque sorte pour F.E. Ratchford les éléments épars d’un squelette incomplet dont les poèmes d’Emily Brontë eut été la colonne vertébrale préservée. 

À cet égard, F.E. Ratchford en vint à estimer que tous les poèmes écrits par Emily Brontë au cours de sa vie relevaient de Gondal, « y compris ceux qui ont été le plus exploité par les psycho-biographes à titre d'expression intime. » (Le fantôme de Virginia Moore passe… cf. Just call me Virginia Emily Wuthering-Moore.) En fait, pour F.E. Ratchford, il ne s'agissait pas de dénier qu'Emily Brontë ait exprimé des sentiments personnels dans ses poèmes, mais de considérer qu'elle l'avait toujours fait dans le cadre de Gondal. À ce propos, Janet Gezary a exprimé récemment la même opinion dans son essai The Last Things (cf. Dilater le temps). 

De plus, F.E. Ratchford estima que le développement de l'univers de Gondal pouvait être mis en rapport avec celui de Glass Town. Selon elle, ils se seraient nourris l'un l'autre dans un esprit d'opposition de la part de leurs auteurs respectifs. 

Outre les matériaux à sa disposition et les approches qu'elle conçut, F.E. Ratchford ne cache pas qu'elle fit aussi appel à l'intuition pour mener à bien un projet qui se présentait comme des plus ardu :  

« J'ai fait face à certaines impasses pendant des années… »

Toutefois, elle devait finir par (croire) trouver au bout de sa longue aventure littéraire au sein d'une contrée chimérique un tombeau recouvert par ces seules initiales : A.G.A. autrement dit Augusta Geraldine Almeda, qui, pour F.E. Ratchford, fut l'héroïne centrale de Gondal.  

*
 
Entrecoupant son récit avec les poèmes d'Emily Brontë, F.E. Ratchford retrace ainsi la vie d'une princesse née sous les auspices de la planète Venus. Enfant, ses vertus et son enjouement ravissent son entourage. Adulte, sa beauté, son inconstance et, plus que tout, son désir comme seul règle, causeront des ravages. (Pour F. E. Ratchford, A.G.A. aurait été en fait la réponse d’Emily Brontë au héros fétiche de sa sœur Charlotte, le non moins dominateur et destructeur duc de Zamorna.)  

Même lorsque elle tombera passionnément amoureuse du prince Julius Brenzaida, né pour sa part sous les auspices guerrières de Mars, la force de leur attraction mutuelle ne lui interdiront pas de s'unir à d'autres hommes, d'abord Alexander, Lord d'Elbë, lequel se suicidera à cause d'elle (comme beaucoup plus tard Don Fernando), puis Lord Alfred, veuf d'un premier lit.  

Tout cela ne découragera jamais néanmoins Julius Brenzaida, lancé dans la conquête du trône de Gondal, de la faire sienne, ce à quoi il parviendra finalement après avoir satisfait ses ambitions de pouvoir. Il décidera en effet A.G.A. à se séparer de Lord Alfred.  

Or, dans la formation de ce nouveau couple, une ennemie d'A.G.A. verra l'opportunité d'étancher sa soif de revanche : Angelica qui, du temps où A.G.A. était sa belle-mère, fut contrainte à l'exil pour être tombé amoureuse d'un jeune homme sans condition, Amedeus. (Sur ce point, F. E. Ratchford considère l'amour entre Angelica et Amedeus comme un prototype de celui entre Catherine et Heathcliff dans Les Hauts de Hurlevent.)  

Devenue brigandine, Angelica entrera ainsi en conjuration avec un groupe de patriotes rebelles pour renverser Julius Brenzaida du trône de Gondal. Menée à bien, l'entreprise entraînera la mort de ce dernier et la fuite d'A.G.A. avec son bébé - qu'A.G.A., dans sa détresse, préférera ensuite exposer à la mort en l'abandonnant dans un bois.  

Toutefois, suite à des évènements que F.E. Ratchford n'a pas pu établir, A.G.A. retrouvera quelques années plus tard le pouvoir quoique pour peu de temps comme Angelica l'assassinera – sa disparation signant aussi pour elle, qui avait déchaîné les passions, l'oubli. 

*
 
Si Gondal’s Queen se clôt sur ce moment tragique, la saga de Gondal n'y prenait pas fin en fait pour F.E. Ratchford. Par la suite, Emily Brontë aurait fait en effet évoluer une nouvelle génération de personnages dans le cadre d’une guerre entre royalistes et républicains.  

Maintenant, que penser d'une telle reconstitution ? Si elle fut contestée en son temps, je ne suis certes pas en mesure pour ma part d'exprimer une opinion. Cependant, je trouve le travail de F.E. Ratchford stimulant pour son propos aussi bien que pour sa forme. Qu'elle ait vu juste ou pas, son travail me semble avoir du moins le mérite de mettre en perspective des poèmes qui, lus sans connaître leur contexte narratif, peuvent offrir une résonance confuse. De disposer d'un fil même douteux les reliant entre eux permet assurément de mieux les appréhender et les apprécier.

12 juin 2013

    Gondal’s Queen (A Novel in Verse by Emily Jane Brontë – Arranged, with an Introduction and Notes by Fannie E. Ratchford), University of Texas Press & Thomas Nelson and sons, 1955.

« Je vais écrire parce que je ne peux pas m'en empêcher... »

Voici, pour témoigner de l'importance de l'univers d'Angria dans la jeunesse de Charlotte Brontë, l'humble traduction d'un passage du journal qu'elle tint lorsqu’elle était enseignante à Roe Head : 

« Je vais écrire parce que je ne peux pas m'en empêcher. Wiggins aurait de quoi de parler de manie s'il devait me voir, entourée par les taureaux inquisiteurs de Bashan, tous en train de se demander pourquoi j'écris les yeux fermés – en me regardant fixement, la gueule béante. Qu'ils aillent se faire voir ailleurs, eux et leur étonnement ! Coincée entre A. C... k et E.L...r, Miss W...r dans le fond. Stupides, stupides, l'atmosphère, les manuels, le travail, d'ânes bâtés la compagnie. Comment se fait-il pourtant qu'il se trouve dans tout cela quelque chose pour convoquer en moi le monde divin, silencieux et invisible de la pensée, si vague et indéfini maintenant comme le rêve d'un rêve, l'ombre d'une ombre ?

Baie de Glasstown –
Charlotte Brontë d'après John Martin

Une voix, une poussée éveille ce pouvoir endormi que je crois parfois mort dans sa torpeur. Ce vent, se déversant impétueusement dans l'air, retentissant sauvagement, sans répit d'heure en heure, s'enflant avec la nuit, non par rafales, mais à la façon d'une houle orageuse. Ce vent, je le sais, on l'entend là-bas, au loin dans la lande, à Haworth. Branwell et Emily l'entendent, et alors qu'il balaie notre maison, s'engouffre entre les tombes du cimetière et étreint la vieille église, ils pensent peut-être à moi et Anne. 

Quelle merveille ! Cette bordée a été puissante. Elle m'a rappelé Northangerland. Il y avait quelque chose de si impitoyable dans ce coup plus lourd qu'il a fait gémir véritablement la maison comme si elle pouvait à peine supporter l'accélération du flot. Oh ! Elle a excité une humeur à laquelle je ne peux répondre ! Des milliers de désirs surgissent à son appel que je dois décevoir, car ces désirs ne seront jamais assouvis. Je serais à présent livré aux plus grands tourments si je ne pouvais m'en remettre aux rêveries. Leur existence, leurs formes, leur scènes comblent vraiment un peu le terrible appétit d'écrire. Hohenlinden ! Childe Harrod ! Flodden Field ! L'enterrement de Moore ! Pourquoi le sang ne peut-il stimuler le coeur, le coeur réveiller la tête, la tête pousser la main à faire des choses comme celles-ci ? Peste et rage ! 

Alexander Percy, comte de Northangerland –
Branwell Brontë

Je me demande si Branwell a vraiment tué la duchesse. Est-elle morte ? Enterrée ? Repose-t-elle seule dans la terre froide en cette nuit morne, une lourde médaille dorée sur son cercueil au-dessus de son sein, sous les dalles noires d'une église, dans un caveau muré avec du mortier à la chaux ? Personne auprès d'elle – elle qui fut veillé pendant des mois de souffrances, étendue sur son lit dans un état qu'elle a quitté maintenant que ses yeux sont fermés, ses lèvres scellés et ses membres froids et rigides. Et les étoiles, visibles par intermittence à travers les nuages déchirés, qui percent de leur éclat les fenêtres de l'église vers son cénotaphe. 

Une foule de pensées affligeantes s'élèvent dans mon esprit. J'espère qu'elle est toujours vivante, en partie parce que je ne peux supporter l'idée de sa mort probablement sans espoir et sans consolation, en partie parce que sa disparition, si elle a eu lieu, a dû être pour North...d comme l'extinction de la dernière étincelle empêchant l'obscurité totale. 

Quelles sont les pensées de Zenobia dans les grandioses solitudes d'Ennerdale ? Elle se retrouve délaissée dans une haute et grande pièce qui, la nuit, il y a trente ans, était aussi radieuse et joyeuse qu'elle est maintenant déserte et désolée. Sa mère était une des grandes beautés de l'Ouest. Elle dort maintenant dans la poussière d'un passé révolu. Et il y a son portrait – une femme avenante à sa toilette. La vanité dictait son attitude. Paulina était renommée pour ses abondantes tresses de jais, et l'artiste l'a montré en train de les démêler complètement, ses anciennes boucles tombant sur ses bras blancs alors qu'elle les soulève pour arranger la masse en désordre de sa chevelure. Là, durant vingt-neuf ans, cette espagnole charmante s'est assise, méprisant cette pièce qui constituait son boudoir. Peut-elle voir sa fille, une reproduction plus noble d'elle – femme d'un tempérament hautain et violent – assise à cette table en train de méditer à la manière de maintenir sa fierté et d'étouffer ses sentiments ? Zenobia ne se laisse pas aisément perturber par l'imagination. Cependant, inconsciemment, elle sent la puissance de... » 

 Vraisemblablement la duchesse de Zarmona –
Charlotte Brontë

 30 octobre 2013

D'un cachot l'autre

Cette fois, pour donner une idée du caractère collaboratif des œuvres de jeunesse de la fratrie Brontë, voici deux poèmes d’Emily et Anne Brontë composés pour leur univers de Gondal (en grande partie disparu pour rappel). S'ils ne semblent pas liés par les mêmes évènements, ces deux poèmes possèdent en commun de voir d'une part (chez Emily) Julius Brenzaida, le héros principal de la saga, d'autre part (chez Anne) Alexander Hiberbia, exprimer leurs plaintes d'avoir été condamnés à croupir dans les sombres cachots du Palais de l'Instruction sur l'île de Gaaldine, le premier pour des motifs politiques, le second pour des causes inconnues. On pourra s'amuser à comparer le style des auteurs, déclamatoire quant à Emily, recueilli quant à Anne.

I
From a dungeon wall 
in the southern college
(Emily Brontë)

     Listen! when your hair like mine
     Takes a tint of silver grey,
     When your eyes, with dimmer shine,
     Watch life’s bubble float away,
   
     When you, young man, have borne like me
     The weary weight of sixty three
     Then shall penance sore be paid
     For these hours so wildly squandered
     And the words that now fall dead
     On your ears be deeply pondered
     Pondered and approved at last
     But their virtue will be past!

     Glorious is the prize of Duty
     Though she be a serious power
     Treacherous all the lures of Beauty
     Thorny bud and poisonous flower!

     Mirth is but a mad beguiling
     Of the golden gifted Time –
     Love – a demon meteor wiling
     Heedless feet to gulfs of crime.

     Those who follow earthly pleasure
     Heavenly knowledge will not lead
     Wisdom hides from them her treasure,
     Virtues bids them evil speed!

     Vainly may their hearts, repenting,
     Seek for aid in future years –
     Wisdom scorned knows no relenting –
     Virtue is not won by tears

     Fain would we your steps reclaim
     Waken fear and holy shame
     And to this end, our council well
     And kindly doomed you to a cell
     Whose darkness, may perchance, disclose
     A beacon-guide from sterner woes –

            So spake my Judge – then seized his lamp
            And left me in the dungeon damp,
            A vault-like place whose stagnant air
            Suggests and nourishes dispair!

            Rosina, this had never been
            Except for you, my despot queen!
            Except for you the billowy sea
            Would now be tossing under me
            The wind’s wild voice my bosom thrill
            And my glad heart bound wilder still

            Flying before the rapid gale
            Those wondrous southern isles to hail
            Which wait for my companions free
            But thank your passion – not for me!

            You know too well – and so do I
            Your haughty beauty’s sovereignty
            Yet have I read those falcon eyes –
            Have dived into their mysteries –
            Have studied long their glance and feel

            It is not love those eyes reveal –
            They Flash – they burn with lightening shine
            But not with such fond fire as mine;
            The tender star fades faint and wan
            Before Ambition’s scorching sun –
            So deem I now – And Time will prove
            If I have wronged Rosina’s love –

« Toujours seul ! » 
L’Homme au masque de fer – Célestin François Nanteuil

II 
Lines inscribed on the wall of a dungeon 
in the southern P of I. by A.H 
(Anne Brontë) 

     Though not a breath can enter here, 
     I know the wind blows fresh and free, 
     I know the sun is shining clear, 
     Though not a gleam visit me. 

     They thought while I in darkness lay, 
     ‘Twere pity that I should not know, 
     How all the earth is smiling gay, 
     How fresh the vernal breezes blow. 

     They knew, such tidings to impart, 
     Would pierce my weary spirit through 
     And could they better read my heart, 
     They’d tell me, she was smiling too. 

     They need not, for I know it well; 
     Methinks I see her even know; 
     No sigh disturbs her bosome’s swell, 
     No shade o’vercasts her angel brow. 

     Unmarred by grief her matchless voice, 
     Whence sparkling wit, and wisdom flow: 
     And others in its sound rejoice, 
     And taste the joys, I must not know. 

     Drink rapture from her soft dark eye, 
     And sunshine from her heavenly smile, 
     On wings of bliss their moments fly 
     And I am pining here the while! 

     Oh! tell me does she never give – 
     To my distress a single sigh? 
     She smiles on them, but does she grieve 
     One moment, when they are not bye? 

     When she beholds the sunny skies, 
     And feels the wind of heaven blow; 
     Has she no tear of him that lies 
     In dungeon gloom, so far below? 

     While others gladly round her press 
     And at her side their hours beguile, 
     Has she no sigh for his distress 
     Who can not see a single smile 

     Not hear one word nor read a line 
     That her beloved hand might write 
     Who banished from her face must pine 
     Each day a long, a lonely night? 

                                                       Alexander Hibernia 

 29 janvier 2014