The Wanderer of the Moors est un blog dédié aux sœurs Brontë. Il est maintenant achevé. Les sœurs Brontë sont nées au début du XIXe siècle dans le Yorkshire, région alors industrielle au Nord-Est de l'Angleterre. Elles ont passé leur brève vie dans un certain isolement, pour la plus grande part à Haworth, bourg au pied de la lande qu'elles chérissaient. Elles se sont adonnées à l'écriture dès l'enfance en compagnie de leur frère Branwell (1817-1848) qui devait mourir alcoolique et drogué. Si Charlotte (1816-1855) est connue de tout un chacun pour Jane Eyre (1847), elle a écrit trois autres romans : Le Professeur (vers 1846, publié en 1857), Shirley (1849) et Villette (1853). Tous ont pour sujets communs l'amour et la réalisation de soi dans une société inégalitaire et patriarcale. Pour sa part, Emily (1818-1848) a développé un romantisme personnel et sombre dans ses poèmes et Les Hauts de Hurlevent (1847). Enfin, Anne Brontë (1820-1849) a traité d'abord du sort des gouvernantes d'après ses propres expériences dans Agnès Grey (1847), roman empreint particulièrement de piété. Inspirée probablement par son frère, elle s'est ensuite attaquée aux ravages de l'alcoolisme et de la débauche dans La Locataire de Wildfell Hall (1848).
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Just call me Virginia Emily Wuthering -Moore

Après une biographie édifiante au sujet de Charlotte, une biographie imaginaire au sujet de Branwell, je voudrais aujourd'hui évoquer le cas d’une psycho-biographie d’Emily que l’on doit à Virginia Moore, auteure d'origine américaine (1903-1993). Parue originellement en 1936 en Angleterre, elle a été traduite en 1939 en France où elle n'a pas laissé d'avoir une influence malheureuse.
 

Raconter la vie d’Emily Brontë (1818-1848), extérieure comme intérieure, relève de la gageure. Quasi tout le peu que l'on connaît d'elle provient de quelques lettres et témoignages de sa sœur Charlotte et des plus proches amies de celle-ci, Ellen Nussey et Mary Taylor. Sur le plan psychologique, il n'est guère possible d'être sûr d'autre chose au sujet d'Emily Brontë qu'elle présentait un caractère bon et secret et qu'elle était éprise de liberté et à ce point des landes, qui s’étendaient à la porte du presbytère familial à Haworth, qu’elle ne pouvait s’en éloigner longtemps sans en souffrir même dans sa chair. 

Cependant, Virginia Moore crut en son temps pouvoir en dire plus et même beaucoup plus en s'appuyant simplement sur les poèmes d'Emily : 

« On sait très bien que la poésie lyrique, surtout lorsque l’auteur est très jeune a inévitablement un caractère autobiographique. Plus que d’autres, Emily s’est réfugiée dans la poésie où elle pouvait donner libre-cours aux sentiments qu’elle refoulait en elle-même.» 

La méthode de Virginia Moore fut ainsi de « confronter les poèmes d’Emily avec les événements de sa vie ». Si, à ce point, cette idée n'était sans doute pas à tenir pour stupide, Virginia Moore poussa malheureusement sa « confrontation » jusqu'à procéder à un décalque pur et simple avec un manque de recul ébahissant (au vrai fréquent du côté sensationnaliste de la Manche). 

En fait, Virginia Moore retrace avec une telle précision tout ce que l’on ne sait pas d’Emily Brontë que l’on a impression que ce n’est pas Virginia Moore qui a écrit la biographie d’Emily Brontë, mais Emily Brontë elle-même par le biais d'une opération de possession paranormale :  

« Emily aimait tant la bruyère que cet amour remontait sûrement à l’époque où elle courait de toutes ses petites jambes derrière ses frères [les jumeaux Patrick et Branwell, je suppose ?] et sœurs pour ne pas être distancée. » ; « Emily se rapprocha d’Anne, toutes deux étant taciturnes, Anne par timidité, Emily par une sorte de calcul instinctif » ; « Charlotte (…) avait une redoutable tendance à régenter la vie des autres. Que de fois Emily eut envie de s’évader hors du cercle où l’enserraient les sollicitudes pédagogiques de sa sœur ! », etc. 

Tout le long des 250 pages de son ouvrage, c'est de ce ton catégorique agaçant que Virginia Moore dégage ce qu'elle tient pour la véritable personnalité d’Emily, rongée à ses yeux pénétrants par un terrible manque d’affection et un profond sentiment de révolte aussi bien contre son état de femme que la religion constituée. À ce dernier égard, dans l'image ténébreuse et sublime qu'elle entend offrir d'Emily Brontë, Virginia Moore en vient même à affirmer qu'elle se créa son propre credo marqué par le rejet de la matière et le désir de mort.  

Si Emily Brontë souffrait d'être incomprise et mal aimée, on peut dire qu'il fut bien regrettable qu'elle n'eut pas Virginia Moore pour sœur en lieu et place d'Anne et de Charlotte. Virginia Moore traite carrément la première, avec qui Emily forma pendant des années une paire littéralement inséparable, d’« animal de compagnie » indigne de la supériorité de sa sœur. De son côté, la seconde passe pour une aînée mal embouchée et bigote. Virginia Moore n’a pas été pas la seule, ni en son temps ni depuis, à déposer une couronne de lauriers sur la tête d’Emily tout en témoignant un mépris plein de fatuité à l’égard de Charlotte et Anne.  

Pour notre part, nous ne lui décernerons pas, à titre posthume, ni toque en psychologie ni lauriers pour la subtilité de ses analyses littéraires fondées sur des analogies biographiques directes. Ainsi, le royaume imaginaire de Gondal, qu’Emily développa tout au long de sa vie et où beaucoup de ses poèmes s’inscrivaient, représente-t-il tout bonnement pour Virginia Moore le village où elle vivait : « Les noms de Gondal et d’Haworth se confondaient dans son esprit ». Dans ce sens, l’empereur Julius, héros principal de sa saga, est à prendre pour son double, et les luttes de pouvoir qu'elle conta, pour ses propres combats intérieurs. Si un personnage est condamné à un exil douloureux de plusieurs milliers de kilomètres ? C'est bien entendu à mettre en rapport avec le départ d'Emily de son village pour occuper un poste d'enseignante sur l'autre versant des collines alentours.  

Du reste à ce propos, non six mois comme les brontëologues en convenaient jusque lors mais, selon Virginia Moore à l'aune d'un témoignage tardif et des poèmes écrits par Emily à cette époque, dix-huit qui ne furent pas constitués de surcroît que de labeur monotone : 

« Pour notre part nous croyons qu’il se passa dans la vie d’Emily tandis qu’elle était à Law Hill un événement tout à fait grave qui laissa dans son âme une blessure trop profonde pour se fermer à jamais. Bien qu’on [comprenez Virginia Moore seule] ne sache rien de précis sur cette passion, tout porte à croire qu’elle ne fut pas de courte durée : il est difficile d’admettre qu’à l’origine du terrible changement que tous purent constater chez Emily à son retour de Law Hill – et d’un chagrin si profond [qui est, suivez bien, affirmé par Virginia Moore seule] qu’il ne devait cesser qu’avec la vie- il n’y ait eu qu’une idylle de plusieurs mois. » 

Idylle vraisemblablement nouée avec une femme – car tel est le clou, le point nodal de l'entreprise de Virginia Moore. 

Par quels indices toutefois soupçonna-t-elle un événement si dérangeant et propre à vous assurer l'intérêt ?  

« Pour les résumer brièvement, citons l’apparence masculine d’Emily, sa froideur avec les hommes, la violence de son affection pour Maria [Une des deux sœurs mortes prématurément de la famille Brontë], puis pour Anne, puis tout nous porte à croire pour une troisième femme. »

Voilà tout sur quoi certains chez nous ont fantasmé à la suite de Virginia Moore…. 

Celle-ci relate encore bien des choses douteuses jusqu’à la fin de son ouvrage, y compris dans les trois pages d’analyse qu’elle offre des Hauts de Hurlevent. Trois pages dont il ressort que le roman est à considérer comme le récit d’une rédemp-
tion : 

« Elle en avait soif, obsédait qu’elle était par ses péchés. Elle se délivra en partie de cette obsession en analysant ses fautes, et obtint, à mesure que sa compréhension devenait plus grande, le pardon. » 

Notamment pour son amour interdit, seulement qu’il n’aurait existé guère que dans la tête de Virginia Emily Wuthering-Moore…

17 janvier 2013
 
Virginia Moore: Emily Brontë, NRF, Gallimard, 1939. 
(Édition originale : The Life and Eager Death of Emily Brontë, 1936.)

Lines

                                           Far away is the land of rest,
                                           Thousand miles are stretched between,
                                           Many a moutain's stormy crest,
                                           Many a desert void of green.

                                           Wasted, worn is the traveller;
                                           Dark his heart and dim his eye;
                                           Without hope or comforter,
                                           Faultering, faint, and ready to die.

                                           Often he looks to the ruthless sky,
                                           Often he looks o'ver his dreary road,
                                           Often he wishes down to lie
                                           And render up life's tiresome load.

                                           But yet faint not, mournful man;
                                           Leagues on leagues are left behind
                                           Since you sunless course began;
                                           Then go on to toil resigned.

                                            If you still despair control,
                                            Hush its whispers in your breast,
                                            You shall reach the final goal,
                                            You shall win the land of rest.

                                                                                                  Emily Brontë
27 février 2013

Dilater le temps

Dans Last Things, Janet Gezary déplore la façon avec laquelle la critique (anglo-saxonne) contemporaine néglige l'oeuvre poétique d'Emily Brontë faute d'offrir des inventions formelles ou de traiter de thèmes sociaux, bref, faute de « modernité ».


Ainsi, un des grands buts que Janet Gezary s'est donné dans son essai stimulant a-t-il été de défendre la valeur de la poésie d’Emily Brontë comme œuvre lyrique susceptible d'ouvrir à une perception du monde qui en dépasse l'expérience ordinaire ou historique. À cet égard, Janet Gezary cite William Wordsworth pour qui le véritable poète est celui qui saisit des « affinités / Entre des objets sans lien / Pour les esprits communs »

Pour Janet Gezary, la transcendance offerte par Emily Brontë se fonde sur une conscience profondément malheureuse de la condition humaine, celle que « Bataille nomme ''l'angoisse nue (…) sans objet sinon d'exister précairement dans le temps''. »

Toutefois, face aux limites qui enclosent apparemment l'esprit et le corps, Emily Brontë aurait eu à travers ses rêves et des visions diurnes la révélation de l'existence d'une dimension supérieure du monde parcourue par un principe vital unifiant toutes choses. D'après Janet Gezary, Emily Brontë croyait que l'être humain souffrait de manquer de sensibilité à ce principe « empêchant, non seulement l'âme individuelle de disparaître, mais d'être confinée en elle-même »

Sur le plan formel, le lyrisme d’Emily Brontë prend volontiers un tour narratif. Si certains critiques s'en désolent, cela donne pour Janet Gezary une expression plus puissante à la « résistance » d'Emily Brontë devant « ce qui recèle un achèvement » (ending). À cet égard, Janet Gezary compare comment Emily Brontë et Emily Dickinson, une autre de ses grandes admiratrices inquiète elle aussi par la fuite des choses, traitent du thème de l'espoir en exprimant une même « résistance », mais de façon différente, Emily Dickinson tendant à « geler » le temps, Emily Brontë à le dilater. 

 *
 * *

They are two trees in a lonely field
They breathe a spell to me
A dreary thought their dark boughs yield
All waving solemnly 

Dans son essai, Janet Gezary prête une attention particulière aux fragments poétiques d’Emily Brontë ainsi qu'aux quelques poèmes qui subsistent de son univers juvénile de Gondal (un long cycle d'aventures légendaires conduit avec Anne – cf. Juvenilia). Pour Janet Gezary, ils présentent le même intérêt que les autres poèmes d'Emily comme ils témoignent de moments d'inspiration et de « modes d'expression caractéristiques, tels l'hermétisme, la prophétie, l'incantation et l'habitude de méditer ses émotions. »

Quant aux poèmes de Gondal

« Dans un certain sens, tous les poèmes de Gondal (…) pourraient être aussi considérés comme des fragments. (…) Les expériences et les états émotionnels en jeu dans Gondal sont entremelés avec ceux connus par leur auteur. »

 
Pour conclure son étude, Janet Gezary aborde le problème des fraudes auxquelles se livra Charlotte Brontë quand elle travailla à la publication d'un recueil posthume des poèmes de sa sœur, fraudes qui « façonnèrent la réputation de celle-ci au-delà du XIXe siècle ». Si l'on a fini par découvrir que Charlotte avait apporté des retouches à certaines compositions, Janet Gezary, reprenant en cela les soupçons déjà émis par C.W. Hatfield en 1941, s'emploie à démontrer, et de manière probante, que Charlotte aurait même carrément écrit sous la signature d’Emily un poème entier ( Often rebuked, yet always back returning) ! 

Dans ces adultérations (et peut-être cet enrichissement), il faudrait d'abord voir le désir, chez Charlotte Brontë, de défendre la mémoire d'Emily dont Les Hauts de Hurlevent avait été critiqué pour leur immoralisme (comme La Locataire de Wildfell Hall d'Anne du reste). 

Toutefois, pour Janet Gezary, Charlotte elle-même éprouvait un malaise devant la production d'Emily et, en quelque sorte, elle, qui avait tendance à « chaperonner » celle-ci de son vivant dans les affaires quotidiennes, aurait cru bon de le faire encore après sa mort dans les autres : 

« Le contrôle éditorial de Charlotte est fondée sur son amour pour Emily et la foi dans sa réciprocité, mais il exprime aussi son sentiment de posséder une plus grande maturité de jugement que sa plus jeune sœur – en matière de choses dernières aussi bien que poétiques. »

Et sentimentales si on songe à Shirley ! (cf. Charlotte.) 

Quoiqu'il en soit, Janet Gezary offre avec Last Things un essai d’une vive sensibilité et intelligence sur la base d'une érudition impressionnante. D'un point de vue français, on peut être chagriné avec elle de la manière dont le goût anglo-saxon en est venu (ou revenu) à privilégier les œuvres qui correspondent aux préoccupations de l'époque, du « temps », au détriment de celles de toujours...

17 avril 2013

Janet Gezary : Last Things, Oxford University Press, 2007.

Les devoirs de Bruxelles

Au sein du grand public, Emily Brontë est surtout connu pour être l’auteur d'un unique roman : Les Hauts de Hurlevent (quand du moins on ne lui en conteste pas la maternité, cf. précédent). Or, elle écrivit beaucoup tout au long de sa courte vie achevée à sa trentième année, composant le vaste ensemble de Gondal (certes pour la plus grande part disparu) et de nombreux poèmes (hélas « plus célébrés que lus » selon Janet Gezary). Elle a laissé aussi quelques traces de ses talents pour le dessin et quelques autres encore de son apprentissage de notre langue à travers la dizaine de devoirs ayant subsisté du séjour en pension qu'elle fit aux côtés de Charlotte à Bruxelles en 1842 alors qu'elle avait 23 ans.


Qu’est-ce que ce séjour représenta pour Emily Brontë ? Avec lui, c’était la première fois qu'elle quittait (comme Charlotte) l’Angleterre pour un pays étranger dont elle ignorait la langue (alors que sa sœur en possédait déjà des rudiments solides). D'après Charlotte, Emily dut prendre beaucoup sur elle pour délaisser ses habitudes domestiques et ses promenades dans la lande.  

Au cours de leur séjour au sein de la pension tenue par Madame Heger, la timidité, l'âge, la pauvreté et la motivation à apprendre eurent pour effet de voir les deux sœurs se tenir à distance de leurs camarades belges. Elles s’attirèrent cependant la bienveillance de l'époux de leur directrice, le professeur Constantin Heger, qui entreprit de leur donner des cours particuliers. Ce dernier fit une si grande impression sur Charlotte qu'elle en tomba amoureuse sans espoir – plus tard, il hantera son œuvre. Quant à Emily, on sait par Charlotte que ses rapports avec le professeur Heger étaient conflictuels. Elle rejetait ses méthodes, fondées sur l’imitation, d'après l'idée qu'elles faisaient « perdre toute originalité de pensée et d’expression ».  

Pour le reste, il est très difficile d’établir l’empreinte laissée sur Emily Brontë par les quelques mois qu'elle passa à Bruxelles avant que la mort de sa tante Elizabeth Branwell à Haworth ne provoque son départ précipité avec Charlotte – cette dernière décidera quelques temps plus tard de retourner, seule, en Belgique. 

Aussi, je me contenterai de présenter de façon sommaire quelques-uns des neufs courts devoirs (l’ensemble ne couvre qu’une trentaine de pages) rédigés par Emily à qui n'aurait certes pas fait défaut « l'originalité de pensée et d’expression ». Prenons un sujet comme le chat :

« Un chat est un animal qui a plus de sentiments humains que presque tout autre être. Nous ne pouvons soutenir une comparaison avec le chien, il est infiniment trop bon : mais le chat, encore qu’il diffère en quelques points physiques, est extrêmement semblable à nous en disposition. » 

Emily Brontë projette sur le monde un regard clair et pénétrant, autrement dit plein de noirceur sur la souffrance universelle et les turpitudes humaines : 

« — Tu honoreras ton père et ta mère si tu veux vivre. C’est par un tel commandement que Dieu nous donne une connaissance de la bassesse de notre race, de ce qu’elle paraît à ses yeux ; pour remplir le plus doux, le plus saint de tous les devoirs, il lui faut une menace. » (L’Amour filial

À l'inverse, voici comment elle exalte la grandeur et l'héroïsme : 

« Quand il portait ses regards vers ce dernier spectacle, quand il voyait le ciel rougi de cette lumière hostile, quand il songeait que c’était sur sa terre que les usurpateurs se reposaient et que c’étaient ses forêts qui fournissaient leurs flammes, puis, tournant les yeux sur la campagne en bas, quand il contemplait les longues lignes de ses troupes, qu’il savait être aussi braves que nombreuses, aussi fidèles que braves, quand il pensait de sa puissance et de la justice de sa cause, une expression sublime illuminait son visage, son âme se fortifiait aux exploits les plus grands, et brûlant d’une noble ardeur, avec une intrépidité inébranlable, il ne pouvait imaginer la défaite. » (Portrait du roi Harold à la bataille d’Hastings

En songeant à ce texte et à celui sur le siège d’Oudenarde, je me demande si les récits disparus de Gondal n’auraient pas offerts le même style grandiloquent.  

De manière générale, si Emily Brontë était en porte-à-faux avec la pédagogie du professeur Heger, elle ne ménageait pas cependant ses talents pour ses devoirs. Voici encore pour en témoigner le début d’un d’entre-eux : Le Palais de la Mort. Sujet imposé, il s’agissait de réécrire une fable de Florian où, à l’origine de l’humanité, la Mort cherche comment augmenter le nombre des décès : 

« Autrefois, lorsque les hommes étaient en petit nombre, la Mort vivait frugalement et ménageait ses moyens, son unique ministre était alors la vieillesse, qui gardait la porte du palais et introduisait de temps en temps une victime solitaire pour apaiser la faim de sa maîtresse : cette abstinence était bientôt récompensée ; la proie de sa majesté s’augmentait prodigieusement et la Vieillesse commençait qu’elle avait trop à faire… »  

Écrit quelques années plus tard, Les Hauts de Hurlevent n’est certes pas à considérer comme un roman tombé du ciel. Les devoirs de Bruxelles offrent quelques éclairages sur l’esprit d’Emily Brontë, beaucoup plus réfléchi et cultivé qu'on s'est longtemps complu à se le figurer. 

22 mai 2013 

Emily Brontë : Devoirs de Bruxelles, Mille et une nuit, 2005.

Boony

C’est ainsi qu’il m’a plu d’appeler cette charmante créature croisée dans la lande et que je vous présente dans la rubrique dédiée à Emily Brontë pour évoquer sans commentaires superflus l’amour que celle-ci (comme Charlotte et Anne en fait)  avait pour les animaux.





7 juillet 2013
(Crédit photo : Jean Ange)

Terre brûlante

Après un bref voyage d'affaires à Liverpool, Mr Earnshaw revient à Wuthering Heights, le domaine qu'il possède au cœur des landes solitaires, accompagné d'un enfant des rues.  

Déguenillé, à la peau mate et aux cheveux noirs de gitan, ce dernier suscite d'abord la répulsion au sein de son nouveau foyer où il trouve trois autres enfants : Catherine Earnshaw, son frère Hindley et leur sœur de lait, Ellen Dean.  

Bientôt toutefois, le petit garçon dénué même de nom et qui reçoit celui d'un fils disparu, Heathcliff, voit Catherine se prendre d'une affection de plus en plus grande pour lui. Par contre, l'attitude de profiteur qu'il développe nourrit la rancune de Hindley même si celui-ci est obligé de la contenir sous l'autorité d'un père aussi bienveillant qu'aveugle à l'endroit de son protégé. 

Aussi, quand Mr Earnshaw meurt quelques années plus tard, le vent tourne-t-il brutalement pour Heathcliff comme Hindley, en héritant de Wuthering Heights, le ravale aussitôt au rang de serviteur, l'humiliant ensuite en toute occasion comme du reste Catherine. 

Mais ce n'est que le début des malheurs qui attendent les deux adolescents. En effet malgré son attachement viscéral pour Heathcliff, Catherine va s'en éloigner en tombant sous le charme des manières douces du jeune Edgar Linton, héritier du domaine voisin de Trushcross Grange, au point d'en désirer devenir l'épouse. 

Mortifié, Heathcliff décide alors de fuir Wuthering Heights et la région. Toutefois, il ne se passera que peu d'années avant qu'il ne fasse son retour après avoir fait fortune de façon mystérieuse, comptant bien repayer Hindley et Catherine de son ressentiment implacable... 

Tel est le début du récit que Nelly Dean entreprend de faire une vingtaine d'années plus tard à Mr Lockwood, le nouveau locataire de Trushcross Grange, alors qu'il est forcé de garder le lit après avoir passé une nuit des plus agitées à Wuthering Heights chez Heathcliff, devenu maître des deux domaines.

 *
 
La passion féroce d'Heathcliff pour Catherine domine le roman d'Emily Brontë où elle agit comme un véritable cyclone de violence qui emporte et détruit tout autour d'elle.  

Heathcliff est campé comme un être porté à la possession égoïste, comptant ses pièces de monnaie avec la même méticulosité que ses rendez-vous avec Catherine. En plusieurs occurrences, sa brutalité provoque sa dénonciation comme un véritable « démon » par les autres personnages du roman – manquant peut-être de considérer les grandes privations de ses premières années, puis la tendance à céder à tous ses caprices de la part de son bienfaiteur Mr Earnshaw. Il n'en reste pas moins qu'il se révèle une figure égocentrique de même que Catherine et, dans un jeu troublant de miroir, Hindley. 

Si Heathcliff et Hindley sont différents, ce ne serait en définitive qu'à la manière de la force centripète et de la force centrifuge dans un roman marqué de façon générale par de grandes oppositions. En effet, Hindley n'est pas un être moins capable de furie que Heathcliff. Seulement, contrairement en ce dernier, la naissance l'a placé en position de futur maître. Ainsi Hindley et Heathcliff seraient-il à comprendre comme face et pile d'une même pièce de violence pure.  

Quoi qu'il en soit, sous l'action d'une rancœur et d'une jalousie exacerbées, Hindley transforme la demeure de Wuthering Heights en véritable pénitencier pour Heathcliff et Catherine. Il peut compter à cet égard sur son serviteur bigot Joseph pour faire office de surveillant intraitable. Le personnage de Joseph renforce le sentiment que le domaine de Wuthering Heights a été conçu par Emily Brontë comme un lieu où mettre en relief l'emprisonnement qu'engendre la brutalité extrême pour ceux qui la subissent comme pour ceux qui l'a font subir.  

Wuthering Heights se présente aussi comme un dédale aux multiples coins et recoins quoique il s'en trouve peu en définitive où préserver son intimité. Pour sa part, Catherine ne dispose que d'un lit-armoire où elle consigne fiévreusement dans les marges de ses livres et de sa Bible les tourments qu'elle endure avec Heathcliff. 

Il n'y a ainsi que dans la lande où les deux adolescents peuvent jouir de liberté – de façon un peu « sauvage » pour reprendre le personnage de Catherine quand elle se souvient de la jubilation qu'elle partageait alors avec Heathcliff avant de se laisser séduire par les agréments offerts par la famille Linton à Trushcross Grange.   

Son vaste parc, son confort intérieur et les manières policées de ses habitants opposent Trushcross Grange à la demeure sombre et cellulaire de Wuthering Heights. Toutefois, Emily Brontë n'en fait pas un lieu idyllique. Outre l'égoïsme et la violence qui s'y tiennent toujours tapis, comme en témoigne la dispute du chiot entre Edgar et Isabella Linton enfants, Trushcross Grange se révèle aussi un enclos aux effets néfastes sur ceux qu'il est censé protéger des orages du monde. Edgar devient un Beau frêle et timoré devant les affronts, Isabella une jeune fille en proie aux illusions les plus désastreuses quand elle s'entiche d'Heathcliff en le prenant pour un héros ténébreux sorti tout droit d'un roman sentimental. 

C'est peut-être parce que Trushcross Grange est un domaine replié sur lui-même que Catherine, pour sa part, s'y conduit comme une souveraine imposant ses habitudes et ses caprices. Toutefois, après la fuite inattendue de Heathcliff, la nostalgie de leur union et de leur liberté la mine quelque peu de sorte que des "fits" de dépression la frappe parfois. 

Pour autant, quand Heathcliff resurgit, Catherine ne tombe pas dans ses bras. Demeurant attachée à Edgar, elle voudrait plutôt voir les deux jeunes hommes devenir amis – en vain. Heathcliff s'efforce de la pousser dans ses derniers retranchements vis-à-vis de leurs sentiments mutuels, mais sans autre résultat que de nourrir les tourments de Catherine. Tombant gravement malade, elle mourra finalement en mettant au monde une petite fille à qui l'on donnera en souvenir son prénom.  

Cette disparition ne marquera pas toutefois l'occasion de faire sortir Heathcliff de la rage. Au contraire, celui-ci y verra encore un moyen de maintenir Catherine dans ses rets même si cela doit être sous la forme d'un fantôme venant le harceler. 

Son vœu est peut-être exaucé, Catherine devient peut-être un fantôme se mettant à hanter la lande et Wuthering Heights. Sur ce point, il convient de ne pas être affirmatif, car c'est de façon équivoque qu'Emily Brontë fait apparaître ce fantôme. De plus, elle ne semble pas le doter d'un désir de vengeance, mais au contraire de libération et d'apaisement pour deux êtres qui, en dépit de leur affinités profondes , se sont entre-déchirés.  

Si, comme elle l'affirmait avant sa disparition, Catherine était la "better part" de Heathcliff parce qu'elle désirait qu'il soit moins égoïste et destructeur (elle rappelle par exemple comment, dans leur enfance, elle l'avait incité à ne plus tuer les oisillons qu'il dénichait dans la lande), on en aurait la preuve en comparant leurs progénitures.  

Bonne comme son père, vigoureuse comme sa mère, Catherine Linton apparaît en effet comme le fruit de l'amour. À l'inverse, Linton, le fils d'Isabelle et Heathcliff à la santé débile et au caractère mesquin, apparaît comme le fruit de la haine. Heathcliff s’évertuera en tous les cas à faire de celui-ci un simple instrument, jetable après avoir rempli son office : pouvoir accaparer Trushcross Grange et retenir Catherine Linton captive à Wuthering Heights. 

Ainsi Heathcliff réussit-il dans ses plans de revanche sur les habitants de ces deux domaines – pleinement, ironiquement même puisqu'il voit Catherine et Hareton, le fils d'Hindley qu'il maltraite comme il a été maltraité, se rapprocher l'un de l'autre de la même façon que la mère de Catherine et lui dans le passé. 

Toutefois, Catherine Linton et Hareton ne sont pas des sosies de leurs aînés. Hareton n'éprouve pas de la haine envers Heathcliff qui, il est vrai, ne l'avilit pas tout à fait, sans doute par manipulation mais aussi en raison de la ressemblance de ses traits avec ceux de sa tante, Catherine Earnshaw. De même, si pour plaire à cette dernière, Heathcliff avait voulu acquérir les manières de gentleman d'Edgar, Hareton est animé, pour gagner le cœur de Catherine Linton, par le désir plus modeste d'apprendre à lire. 

Même si le début de leur relation est difficile, Hareton et Catherine développe de la sorte une relation fructueuse parce qu'à la différence de leurs aînés, ils parviennent à sublimer leur violence, à la transformer en énergie positive et non négative.

À cet égard, on peut dire que Wuthering Heights ne relève pas de la tragédie, il recèle un happy-end à travers l'union d'Hareton et Catherine Linton. Emily Brontë résisterait même (cf. Dilater le temps) à faire de Heathcliff et Catherine Earnshaw des héros vaincus bien que de manière hypothétique. Quoiqu'il en soit, son roman montre combien il est difficile pour les êtres humains de dominer leur penchant aux excès.  

Nelly Dean, la narratrice principale des évènements, le déplore tout au long de son récit à la façon, du moins à mon sens, d'une figure d'une raison le plus souvent impuissante à se faire entendre. Je ne veux pas employer le terme « bon sens » coutumier à son égard car, en dépit de sa condition de servante, Nelly Dean signale le fait d'avoir nourri son esprit de lectures puisées dans la bibliothèque des Linton où la présence des plus grands classiques peut être supposée, à commencer par les tragédies de Shakespeare sur les passions humaines. Aussi ne ne s'agirait-il pas de voir en elle une femme bornée, mais une femme lucide et honnête sur ses propres travers.  

Il se peut qu'Emily Brontë, en surplomb de tous ses personnages, mette en question la raison elle-même face au surnaturel à travers Nelly Dean, ce serait sans en discréditer non plus toutes les vertus, de sorte que beaucoup auraient eu tort de considérer Wuthering Heights comme un roman de la révolte absolue. Pour ma part, depuis ma première lecture, je n'ai jamais éprouvé ce sentiment. 

Privilégiant l'action et les dialogues sur les descriptions et l'analyse psychologique, concentré dans son lieu d'action et ses trois pôles entre lesquelles les personnages circulent, Wuthering Heights (la violence), la lande (la liberté), Trushcross Grange (le raffinement), auxquels on peut peut-être ajouter le cimetière (la paix ultime), si le roman d'Emily Brontë est aussi intense, ce serait parce que la révolte y est questionnée comme force potentielle de destruction et d'enfermement plutôt que célébrée comme moyen sûr de libération...

 10 octobre 2013

Qui a peur d'Emily Storm ?

Considéré comme un joyau de la littérature mondiale, Les Hauts de Hurlevent a donné lieu à de multiples adaptations à l'écran aussi bien en Angleterre ou en Italie qu'en Turquie ou au Japon.

Il n'est dans mon intention de tenir un propos général à leur sujet puisque je n'ai pu en voir que quelques-unes, mais quant à celles-ci, il est certain qu'elles m'ont toutes laissé insatisfait à un titre ou un autre.

La plupart ont souffert d'abord à mes yeux de trancher Les Hauts de Hurlevent en deux pour ne conserver que sa première partie consacrée à la passion destructrice entre Heathcliff et Catherine.

Ensuite, ce qui m'a frappé, c'est la différence et la variété des traits offerts par les personnages à l'écran par rapport au roman, surtout en ce qui concerne Heathcliff : au cœur tendre (Hollywood 1939) ou sauvage (BBC 1970), pâtre hagard (BBC 1967) ou gentilhomme sûr de sa diction apprise à la Comédie Française (ORTF 1968), brute des entrepôts à la Marlon Brando (PBS/ITV 2009) ou adorable à déchaîner son ressentiment en coupant du bois (RAI 2004), face à tous ces avatars de son grand amour, comment voulez-vous que le fantôme de Catherine s'y retrouve pour faire peur au bon ?

« Et puis je m'en fiche, voyons où vit mon chouchou, Alessio Boni ? »

Ne parlons pas non plus des libertés prises quant aux évènements du roman, par exemple comme quand on se plaît à faire s'embrasser fougueusement Catherine et Heathcliff dès l'adolescence alors qu'ils ne le font dans le roman que de façon désespérée avant la mort de la première.

Par contre, s'il est au moins une chose que j'ai retrouvé à chaque fois devant mon écran, c'est une Nelly Dean affichant ses 45 ans sonnés et restant bien à sa place subalterne de servante aux répliques éparses – même si dans le roman elle possède le même âge que Catherine et Heathcliff, grandissant et vieillissant ainsi avec eux, et qu'elle constitue la principale et savoureuse narratrice de leur histoire.

Indûment faut-il croire.

Ainsi, Les Hauts de Hurlevent me sont apparus, non seulement comme un roman dans lequel on n’hésite pas à tailler dans le vif, mais dont on transforme volontiers l'esprit même, le plus souvent moins pour des motifs artistiques que commerciaux selon les goûts de l'époque.

Dans son introduction à une édition en poche du roman [I], Pauline Nestor va jusqu’à dire que Les Hauts de Hurlevent poursuit en fait deux vies parallèles depuis son adaptation hollywoodienne à succès de 1939 qui a transformé dans l'imaginaire collectif une œuvre ambitieuse interrogeant la passion et un possible au-delà en une romance tourmentée où l’amour triomphe de la mort.

Et quand il s'agirait de faire se rejoindre ces « deux vies parallèles », cela reviendrait à se retrouver avec un sac de nœuds comme en témoigne cet extrait de la présentation de l'adaptation de 2009 du roman d'Emily Brontë sur la chaîne culturelle américaine PBS :
  



Il y a certes de quoi avoir des hauts le cœur devant un tel esprit de show de surcroît trompeur. En effet, après sa parution en 1847, Les Hauts de Hurlevent sont tombés dans un certain oubli pendant quelques décennies.

Enfin, puisqu'on peut faire n'importe quoi avec Emily Brontë, je me suis amusé à procéder à ma propre adaptation de sa grande œuvre en puisant sans vergogne (c'est-à-dire à l'anglaise) dans celles existantes. Je demande quelque indulgence pour la mauvaise qualité des images d'un ouvrage que j'espère voir louer pour son reflet des préoccupations écologiques actuelles :



27 novembre 2013

I : Penguin Classics, 2003. On pourra remarquer toutefois comment cette introduction est précédée d'un avertissement sur le dévoilement que l'on y trouve d'une partie de l'intrigue du roman – signe parmi d'autres de l'infantilisation dans laquelle la culture chez nos voisins d'Outre-manche a sombré.  

Four Dreamers and Emily

Publié en 1996 par Stevie Davies, brontëologue réputée, Four Dreamers and Emily entendait s'attaquer aux affres de la passion pour l'auteur des Hauts de Hurlevent sous une forme romanesque – « peut-être dans l’idée qu’il s’agissait d’une façon plus appropriée de traiter de manière sensible de ce phénomène », pour citer Lucasta Miller dans son Brontë Myth.
   

En effet, « le fait qu’Emily soit insaisissable en a fait un sujet de nombreuses inventions, un écran blanc sur lequel l’imagination peut se donner libre-cours ».  

Lucasta Miller eut pu ajouter, non seulement en Angleterre, mais aussi du côté sérieux de la Manche que la fièvre brontëique n'a certes pas épargné. Pour prendre un seul exemple d’accès national virulent, voici ce que Teodor de Wyzewa relata dans sa préface à sa traduction en français (la première en date) des Hauts de Hurlevent en 1892 – sous le titre Un amant :  

« Le corps de cette chère jeune fille repose maintenant dans un caveau de l'église de Haworth, tout au sommet de cette colline qu'elle a si passionnément aimée. Son âme aussi, j'imagine, doit avoir obtenu la permission d'y demeurer à jamais, puisque tout autre séjour lui était impossible. Je crois bien même l'y avoir vue, dans la visite que j'ai faite à la petite église du village : c'était une âme pâle et douce, tout odorante du parfum des bruyères. Elle flottait devant moi ; mais quand je voulus l'approcher, je ne vis plus rien. »

Dans un pays cartésien comme le nôtre, le récit d'une telle expérience ne manqua pas du reste de laisser perplexe certains. Ainsi Paul Ginisty dans les pages du quotidien Gil Blas au mois d'août de la même année 1892 :  

« À la vérité, on dirait que c'est moins encore de l'oeuvre, toute bizarre soit-elle, que de son auteur, que s'est épris M. de Wyzewa. Il y a de ces idéales amours littéraires, de ces amours posthumes, de ces mystérieuses tendresses pour des figures évanouies. M. de Wyzewa est hanté par la vision de cette pâle jeune fille, de cette Emily Brontë, à qui une mort prématurée épargna l'horreur de la décrépitude, dont la destinée fut mélancolique et qui, n'ayant guère quitté un coin solitaire du Yorkshire devina, sans y avoir été mêlée, les orages de la vie. » 

*
 
Mais venons-en à notre roman vaccin anglais contre de tels égarements (ou bien, allez savoir en fait...).

Who’s the real Emily ?”, telle est la question posée par un des protagonistes de Four Dreamers and Emily

Est-elle cette vague silhouette sur une photo achetée à Bruxelles (Emily Brontë y étudia une huitaine de mois avec sa sœur Charlotte) comme veut le croire Eileen, vieille fille solitaire qui prétend aussi descendre de la famille Nussey ? (Ellen Nussey fut une amie proche de Charlotte Brontë).  

De son côté, Timothy, un vieil homme malade et esseulé aussi depuis la mort de sa femme, fait-il vraiment face à des apparitions du fantôme de l'auteur des Hauts de Hurlevent comme il s'en ouvre au professeur Pendlebury avec lequel il entretient une correspondance qui constitue son unique réconfort ? 

Le professeur Pendlebury est loin de se gausser de ce qui ne constitue sans doute que des illusions. Au vrai pour elle aussi, cette correspondance représente un peu d'air alors que la dépression nerveuse la menace, coincée qu'elle est entre une famille prenante et un institut où elle a du mal à supporter aussi bien le management commercial récemment établi que ses collègues prétentieux. 

Ces derniers éprouvent tant de mépris à l'endroit de la “lower class” qu'ils n'ont même pas la politesse de saluer à la cafeteria une serveuse comme Sharon. Il ne se trouve que le professeur Pendlebury pour témoigner de la bienveillance envers cette jeune femme complexée par son obésité et pleine de ressentiment pour la « grande culture » et ceux qui la représentent autour d'elle. 

Toutefois, comme elle l'apprend au professeur Pendlebury, Sharon a lu et aimé Jane Eyre au point de s'y identifier, ce qui donne l'idée à la première l'idée de l'inviter à la conférence qu'elle prépare tant bien que mal au sujet d'Emily Brontë. 

À cet événement qui doit se tenir à Haworth, le village où Emily vécut la plus grande part de sa vie et mourut, le professeur Pendlebury invite également Timothy qui fantasme volontiers sur elle. Par contre, elle ne voudrait pas que “Mrs. Passion”, alias Eileen, s’y impose et provoque des esclandres avec sa manière de croire savoir “who the real Emily is”... 

Tel est le début d'un roman que j'ai trouvé réussi pour ma part avec ses portraits touchants de personnes dont les croyances farfelues suscitent habituellement la dérision. Malheureusement, la suite, qui voit le roman devenir une satire du petit monde brontëen, m'a beaucoup moins plu. 

Que si Pise offre une tour penchée, Haworth offre une rue en pente raide que jalonne une même quantité de boutiques de souvenirs, soit. Que les visiteurs passent davantage de temps à faire le tour de ces boutiques que du Parsonage Museum, certes. Que tout compte fait, le sentimentalisme, pour ne pas dire la niaiserie, préside au culte populaire des sœurs Brontë, sans doute. Et de même encore quant au fait que de nombreux universitaires seraient moins émus de pouvoir discuter avec le fantôme d'Emily que de disposer de son cadavre frais pour le disséquer selon les dernières théories sociologiques ou philosophiques à la mode, quel cynisme... 

Ce que je reproche cependant à Stevie Davis, c'est de procéder à une satire facile, voire grossière de tout cela comme quand elle dévore entre ses dents les universitaires et leurs vues hermétiques au sujet d'Emily Brontë sans prendre la peine d'exprimer ses propres vues – ou disons plutôt celles du Professeur Pendlebury – au risque de jeter un discrédit complet sur les études littéraires de façon injuste. 

De même, c'est de façon convenue que Stevie Davies multiplie les événements loufoques arrivant à ses personnages lors de leur week-end à Haworth au prix de les réduire à des marionnettes désincarnées et de faire perdre toute empathie pour eux. 

Le roman prend ainsi la tournure d'une farce manquant d'inspiration d'une façon d'autant plus regrettable que le fond du propos sur la solitude et l'incommunication de Stevie Davies reste hélas lucide : sa conférence ne réunit pas ses participants, ou bien de façon indirecte.  

D'un côté, Eileen et Timothy, dans leur solitude, aimeraient chacun entretenir un rapport privilégié avec Emily Brontë de façon désespérée. De l'autre, les universitaires se révèlent avant tout préoccupés de s'affirmer eux-mêmes sans esprit véritable d'échange. 

Dans le roman, le mot bond (lien) revient à plusieurs reprises, inscrit en italique. Sans doute le désir Timothy, et Eileen d'en avoir un avec Emily Brontë est-il vain. En définitive, c'est peut-être pour cela que ce qui anime le professeur Pendlebury envers elle demeurera un mystère.  

Qui peut prétendre en effet dire « qui est la vraie Emily » ?  

À cet égard, Stevie Davies se contente de placer des extraits de poèmes en ouverture de chaque chapitre comme pour faire entendre un peu la voix d’Emily Brontë dans sa pureté . Là, sur des pages de papier, cette voix vibre toujours. Elle ne peut pas en dire davantage non plus : à chacun de s’y recueillir dans ses bornes ? 

Pour ma part, je trouve cette attitude un peu courte comme si, disons-le franchement, l'auteur avait-lui été lui-même fort déprimé et avait voulu faire de son roman un exutoire où régler quelque peu des comptes personnels.  

Quoi qu'il en soit, le roman m'a paru être trop formaté lui-même selon les goûts du public britannique pour la fantaisie et les résolutions heureuses – à moins que les deux ne soient liés... 

 13 mars 2014

  Stevie Davies : Four Dreamers and Emily, The Women's Press, 1996.