The Wanderer of the Moors est un blog dédié aux sœurs Brontë. Il est maintenant achevé. Les sœurs Brontë sont nées au début du XIXe siècle dans le Yorkshire, région alors industrielle au Nord-Est de l'Angleterre. Elles ont passé leur brève vie dans un certain isolement, pour la plus grande part à Haworth, bourg au pied de la lande qu'elles chérissaient. Elles se sont adonnées à l'écriture dès l'enfance en compagnie de leur frère Branwell (1817-1848) qui devait mourir alcoolique et drogué. Si Charlotte (1816-1855) est connue de tout un chacun pour Jane Eyre (1847), elle a écrit trois autres romans : Le Professeur (vers 1846, publié en 1857), Shirley (1849) et Villette (1853). Tous ont pour sujets communs l'amour et la réalisation de soi dans une société inégalitaire et patriarcale. Pour sa part, Emily (1818-1848) a développé un romantisme personnel et sombre dans ses poèmes et Les Hauts de Hurlevent (1847). Enfin, Anne Brontë (1820-1849) a traité d'abord du sort des gouvernantes d'après ses propres expériences dans Agnès Grey (1847), roman empreint particulièrement de piété. Inspirée probablement par son frère, elle s'est ensuite attaquée aux ravages de l'alcoolisme et de la débauche dans La Locataire de Wildfell Hall (1848).
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Purification

De la main d'Elizabeth Gaskell (1810-1865), une des grandes authoress de l'époque victorienne, la biographie de Charlotte Brontë, parue en 1857, soit deux ans après sa mort, demeure un classique chez nos voisins.  

Elizabeth Gaskell se lança dans cette entreprise à la demande du père de Charlotte Brontë qui souffrait de la réputation controversée de sa fille – à une époque, il est bon de le préciser, où elle seule parmi ses sœurs était renommée. Beaucoup de critiques reprochaient en effet à Charlotte Brontë, comme à ses sœurs au vrai, d'avoir empreint son œuvre d'une fougue inconvenante à une femme et d'avoir de la sorte « répudié », « trahi » sa nature... 


Sautant sur l'occasion de défendre celle dont elle était devenue une amie proche dans les dernières années de sa vie, Elizabeth Gaskell ne sut malheureusement pas éviter l'écueil de l'hagiographie. 

Son travail est certes placée sous l'enseigne de la rigueur historiographique, commençant par une longue exposition du cadre où les sœurs Brontë vécurent même si on pourrait déplorer quelque peu son esprit de pittoresque – typique de l'époque. E. Gaskell présente ainsi le Yorkshire comme une terre dure aux habitants rustres mais au cœur bon qu'elle oppose à ceux plus policés du Sud de l'Angleterre (un de ses thèmes de prédilection du reste au cœur notamment de son roman le plus connu, Nord & Sud). Elle souligne la violence même qui règne (ou du moins régnait jusqu'à peu) dans la lande en rapportant plusieurs faits-divers dignes des romans gothiques les plus effrayants. Elle mentionne à cet égard Les Hauts de Hurlevent et La Locataire de Wildfell Hall même si c'est moins pour en expliquer l'inspiration qu'en excuser la grossièreté qui avait choqué à leur parution. 

De même par la suite, E. Gaskell mettra beaucoup de soin à dépeindre les lieux où Charlotte Brontë séjourna au cours de son existence, tel le pensionnat de Cowan Bridge dans son enfance ou celui, beaucoup plus tard dans sa vie, tenue par Madame Heger à Bruxelles. On peut même parfois trouver E. Gaskell fastidieuse, d'autant que ce n'est pas avec le même souci du détail qu'elle traite de la vie et de la personnalité de Charlotte et des membres de sa fratrie. 

En fait, plus le regard d'E. Gaskell se concentre vers eux, moins il est net. 

En ce qui concerne la figure centrale de son ouvrage, il est loin au vrai de manquer de justesse. Les nombreuses lettres de Charlotte Brontë qui parsèment le récit en témoigne de façon pleine de sève. Elles imposent l'image d'une personne aux vertus assurément marquées. De façon plus profonde, elles font apparaître Charlotte Brontë comme une petite femme pleine de tout, de bonté, d'intelligence, de passion, une pile d'émotivité et de désirs frustrés. L'honnêteté déplorera certes aussi ses préjugés et son inclination au mépris, notamment envers les catholiques ou les Flamands. Les découvertes et les épreuves des années atténueront toutefois ceux-ci.  

Mais si E. Gaskell, pour sa part, met en relief les tensions qui animaient ce tempérament ardent porté facilement à l'enthousiasme ou à la déprime selon les circonstances, c'est pour mieux célébrer les victoires de son sens moral et de sa féminité à la façon d'une héroïne du devoir, voire à la fin de l'ouvrage d'une véritable sainte victorienne, d'une manière par trop excessive. 

E. Gaskell confère en effet à Charlotte Brontë une auréole domestique au détriment de plusieurs données de sa vie, notamment ses œuvres à peine effleurées et par le petit bout de la lorgnette de surcroît, c'est-à-dire en Angleterre en consacrant des pages et des pages à établir d'après quelles personnes existantes sont modelées les protagonistes d'une œuvre plutôt qu'à parler de ce qui y est en jeu – à part la réputation.  

C'est pour cette raison précisément qu'E. Gaskell passe sous silence les sentiments, sans doute d'ordre amoureux, que Charlotte Brontë éprouva pour le professeur Heger lors de son séjour en pensionnat en Belgique. Comme ce dernier et sa femme étaient toujours vivants au moment de l'écriture de la biographie, on peut admettre qu'il était de toute manière délicat de traiter d'une telle question. À cet égard, il ne s'agit pas de blâmer rétrospectivement E. Gaskell de son occultation même si évidemment sa biographie ne peut que perdre en valeur pour le lecteur contemporain.
 
Par contre, dans ce pays féroce, hier du Cant, aujourd'hui des Tabloïds, E. Gaskell ne prend pas de gant avec une certaine dame de Mayfair, Lady..., une veuve du Yorkshire qui s'est remarié il y a moins de dix ans, oui, elle, madame !
 
E. Gaskell va loin en accusant Mrs. Robinson (devenue ensuite Lady Scott) d'avoir été en partie responsable de la mort prématurée des sœurs Brontë pour avoir séduit leur frère Branwell quand il était précepteur d'un de ses fils.  

Au sujet de Branwell, E. Gaskell s'attache dès le début à le présenter de façon négative comme un enfant trop gâté et s'étant complu à mener une vie dissolue jusqu'à l'auto-destruction sans se soucier de préserver de son spectacle scandaleux ses jeunes sœurs ingénues. S'il est vrai qu'il leur causa du mal, et tant à Charlotte qu'elle en vint quasiment à le renier, on peut toutefois reprocher à E. Gaskell d'avoir été partiale.  

De surcroît, le travail d'E. Gaskell souffre que la découverte par les sœurs Brontë de la liaison entre Branwell et Mrs Robinson soit antidaté de plusieurs mois, les chagrins exprimés durant cette période par Charlotte dans ses lettres y étant de la sorte rapporté mal à propos. Je veux croire qu'E. Gaskell ne fit que se méprendre sur ces dernières, mais il n'en reste pas moins qu'une telle erreur prive un peu plus de fiabilité son récit. 

Sur la scène dressée par E. Gaskell où Charlotte est transfiguré en modèle des vertus féminines et Branwell en personnage de villain diabolique, Emily et Anne n'occupent que peu de place. Comme nous l'avons déjà mentionné, à l'époque de la parution de la biographie, seule l’œuvre de Charlotte était populaire. Toutefois, le portrait d'Emily comme une sorte d'oursonne de la lande un peu pantouflarde est marquant et ne paraît pas manquer d'authenticité même si on peut déplorer sa superficialité et certaines anecdotes à l'allure légendaire. Pour la seconde, que dire sinon que, dès la parution de cette biographie, elle excella dans ce qui devait devenir son rôle fétiche pendant de nombreuses décennies : la femme ombre

Ainsi, la biographie d'Elizabeth Gaskell se révèle insatisfaisante à plusieurs égards. Si elle est mue par un désir de fournir un travail minutieux, à une époque où l'on commençait à désirer avoir une approche scientifique des faits humains (histoire, sociologie, statistiques, etc.), elle poursuit un but édifiant propre aussi à son temps qui le biaise en grande partie (« oh ! »).  

On peut dire qu'Elizabeth Gaskell procéda avec les mots comme George Richmond avec son pinceau quand il « idéalisa » pour son célèbre portrait les traits de Charlotte Brontë, Elizabeth Gaskell ayant idéalisé pour sa part sa personnalité qui n'en avait guère besoin du reste tant elle présentait, malgré ses quelques défauts, une grande beauté. 
  
17 janvier 2013

 Elizabeth Gaskell : Charlotte Brontë, Editions du Rocher, 2004. 
(Édition originale : The Life of Charlotte Brontë, 1857.)

Jane Eyre sur le divan


Jane Eyre (1847) est présenté traditionnellement comme un roman de formation romantique empreint de gothique : une orpheline en manque d’amour et de reconnaissance sociale raconte comment elle trouve le bonheur en conciliant, au fil d’épreuves dramatiques, passion et raison, foi et désir, insertion dans la communauté et affirmation de soi.

Dans son essai, Jane Eyre, la parole orpheline, Bernadette Bertrandias défend la thèse que cette réussite ne serait en fait qu'apparente, partielle en tous les cas, comme la quête poursuivie par l'héroïne de Charlotte Brontë serait plus fondamentale et obscure.

Bernadette Bertrandias admet que Jane Eyre a été conçue comme une autobiographie fictive dans l'ambition d'offrir un récit à la morale exemplaire au public victorien. Toutefois, selon elle, Charlotte Brontë y aurait mis tant d'elle-même qu'elle se serait livrée à une confession intime en partie inconsciente, de sorte que l'on pourrait considérer son roman comme un miroir dépoli où son être profond se serait reflété de façon trouble et inquiétante.

La parole de Jane Eyre est une parole traversée de part en part par la tension : tension d’une orpheline rejetée qui veut trouver sa place dans la société sans y aliéner sa personnalité, tension d'une mise en scène hésitant entre réalisme et fantasmagorie, tension de la narration elle-même entre ton rétrospectif posé et ton spontané. Jane Eyre captive le lecteur tant le roman est chargé d’électricité à cause de l’émotivité à fleur de peau que Charlotte Brontë (elle-même orpheline de mère) ne veut (ne peut ?) contenir. Il est, non pas invité, mais aspiré à la suite de la petite et infortunée Jane dans les progrès qu’elle fait pour franchir les obstacles, qu'ils soient familiaux, sociaux, sentimentaux ou spirituels, auxquelles elle fait face jusqu'à ce qu'elle parvienne à les franchir tous.

Mais, déjà à ce niveau premier du roman, à bien en considérer tous les rebonds, il ne serait pas aussi certain pour Bernadette Bertrandias que Jane Eyre trouve au bout de son cheminement chaotique un bonheur tout à fait satisfaisant. Par exemple, le fait qu'elle finisse par trouver l’équilibre entre foi et désir serait douteux. Les dernières paroles du roman reviennent en effet à Saint-John, figure d’une foi exigeante jusqu’au sacrifice auquel renâcle Jane Eyre. Ainsi, par le choix de cette conclusion, celle-ci exprimerait son inquiétude d’avoir fait vraiment le bon en s’unissant à l’hédoniste Rochester.

Plus profondément toutefois, le récit serait littéralement hanté par un obstacle des plus troubles, tapi qu’il serait dans l’inconscient même de Jane sans qu'elle réussisse à le surmonter, mais seulement à le contourner pour le voir toujours se dresser à nouveau entre elle et l’épanouissement.

Bernadette Bertrandias fonde cette idée sur la confusion avec laquelle Jane Eyre appréhende le monde en ayant tendance à y projeter son intériorité. Si cela est naturel pour un enfant, cela l'est moins pour un adulte s'il a pu du moins se développer normalement.

Dans Jane Eyre, Charlotte Brontë traduit cette confusion de manière volontiers gothique. Bernadette Bertrandias envisage le gothique, avec ses demeures inhospitalières et ses portes closes, comme une manière de ressaisir dans l’espace la structure des relations familiales et sociales. Elle analyse de cette manière l’épisode, au début du roman, de la chambre rouge où Jane, petite fille, se retrouve enfermée par punition. Il faudrait comprendre la panique dont elle est alors la proie comme le fait de ressentir brutalement toutes les privations dont elle souffre pour construire son identité et s'intégrer dans la société, à commencer par celle d’un père censé prendre à charge d’ouvrir la porte du monde à l’enfant et de l’y guider.

À ce niveau de lecture, psychanalytique, la quête inconsciente de Jane Eyre pourrait être de la sorte considérée comme celle d’un père qu’elle trouverait finalement dans la figure de Rochester même si celui-ci ne comblerait d'abord que de façon imparfaite son désir à cause de son immoralité et de son caractère dominateur.

Toutefois, Jane Eyre n'a pas été privée que d'un père au cours de son enfance. Un autre manque la tourmenterait encore plus profondément et obscurément au point d'être indicible et de ne pouvoir être cernée que de façon indirecte et imagée. Le personnage de Bertha Rochester (la femme démente de Rochester que celui-ci tient captive, à l’ignorance de presque tous, au dernier étage de son manoir, et qui se pose en obstacle au mariage entre lui et Jane) condenserait ce vague malaise persistant. Surnommée une « clothed hyena », Bertha serait à tenir en fait pour la figure, quoique toujours brouillée, de la mère – entendue psychanalytiquement comme force d'accaparement, voire d'aliénation, pour l'enfant, le rôle du père revenant dans cette perspective à opérer une séparation émancipatrice.

Si Jane apprend au fil des années à faire face à ce manque qui la hante, elle serait toutefois dans l'incapacité de l’identifier clairement puisqu'il s'agirait d'un spectre de mère privée de visage, innommable. C’est pour cela que Jane demeurerait minée jusqu’à ses retrouvailles finales avec Rochester (après leur séparation causée par Bertha). Dans l’ambiance humide et froide de leur nouvelle demeure, il faudrait voir la prégnance de cette détresse primitive impossible à apaiser et empêchant Jane de trouver une sérénité complète.

L’essai de Bernadette Bertrandias est universitaire. Mobilisant les théories littéraires les plus complexes, sa lecture est exigeante. Je ne saurais l’évaluer pour ma part. La seule remarque que je pourrais faire concerne le fait que la psychanalyse est, d’une part, une théorie qui comporte divers courants plus ou moins adverses, d’autre part, qu’elle a perdu beaucoup de son lustre mais, à mon humble avis, de manière quelque peu injuste. Aussi suis-je plutôt convaincu par l’interprétation de Bernadette Bertrandias qui témoigne d’une empathie certaine en même temps que respectueuse – il convient de le souligner quand il s'agit des sœurs Brontë – pour Jane Eyre et sa créatrice.

1er février 2013

Bernadette Bertrandias : Jane Eyre, la parole orpheline, Ellipses, 2004.

Histoire de pasteurs – L’humour dans Shirley

« Ces dernières années, une abondante giboulée de pasteurs s’est abattue sur le nord de l’Angleterre : ils se sont agglutinés sur les collines ; chaque paroisse en compte un, sinon plusieurs. Assez jeunes pour être actifs, ils sont censés répandre autour d’eux beaucoup de bien.

(… )

Pour l’instant ils ne font que manger. Dès lors, et en attendant qu’ils aient terminé, nous allons les laisser en paix et bavarder ensemble vous et mois. 

Ces messieurs sont tous trois dans la plénitude de leur jeunesse ; ils se montrent prodigues d’une activité qui n’appartient qu’à cet âge intéressant. Cette activité, leurs vieux vicaires moroses et grincheux voudraient la voir se déployer au bénéfice de devoirs pastoraux, se manifester par une direction diligente des écoles et par de fréquentes visites aux malades de leurs paroisses respectives. Mais les jeunes pasteurs jugent une telle tâche stupide et terne ; ils préfèrent dépenser leurs énergies d’une manière qui, si elle semble aux yeux des tiers grevée d’ennui et affligées de monotonie, leur procure à eux l’illusion qu’ils s’amusent et s’affairent.    

(… )

— Du pain ! braille Mr. Malone avec l’accent du pays du trèfle et de la pomme de terre.

Mrs. Gale hait Mr. Malone plus qu’aucun des deux autres (…) Mrs Gale apporta le pain. 

— Découpez-le, femme, ordonna son hôte. 

Et la « femme » s’exécuta. Si elle avait écouté son penchant, elle aurait également découpé le prêtre ; son âme du Yorkshire se révoltait contre cette manière de commander.

Les pasteurs avaient bon appétit et, bien que la viande fut coriace, y firent largement honneur. Ils ingurgitèrent aussi une quantité appréciable de « bière plate ». En même temps, un plat de pudding du Yorkshire et deux soupières de légumes disparurent comme des feuilles sous une pluie de sauterelles. Le fromage également reçut des marques visibles de leurs hommages empressés et un gâteau, servi en guise de dessert, s’évanouit comme une vision sans laisser de traces. Son élégie fut entonnée à la cuisine par Abraham, moutard de six étés, rejeton et héritier de Mrs Gale. Il avait espéré recueillir les miettes du gâteau. Lorsque sa mère revint avec le plat vide, il donna de la voix et pleura abondamment. 

(…)

Un bruit de pas résonna soudain sur le trottoir ; on frappa à la porte et un appel aigu vibra dans la nuit. 

Mr. Gale alla ouvrir.

— Qui est en haut dans le salon ? demanda une voix ; une voix singulière, nasillarde et brève.

— Oh ! C’est vous, Mr. Helstone ? Je vous voyais à peine, tellement il fait noir ; la nuit tombe tellement vite, en cette saison. Voulez-vous entrer, monsieur ?

— Je veux d’abord savoir si cela en vaut la peine. Qui est en haut ?

— Les pasteurs, monsieur.

— Hein ! Tous les trois ?

— Oui, monsieur.

— Ont-ils dîné ici ?

— Oui, monsieur.

— Bon.

(…)

Le recteur Helstone franchit la porte, la claqua derrière lui et grimpa l’escalier. Arrivé au sommet, il écouta encore quelques minutes. Sans frapper, il se dressa devant les pasteurs.

Ils se figèrent dans un silence soudain. L’intrus aussi. (…)

— Quoi ! commença-t-il d’une voix non plus nasillarde, mais profonde – plus que profonde – une voix qu’il rendait à dessein creuse, caverneuse. Quoi ? Le miracle de la Pentecôte s’est-il renouvelé ? Les langues fourchues se sont-elles à nouveau tues ? Où sont-elles ? Il y a quelques instants à peine, le bruit emplissait toute la maison. J’ai entendu se déchaîner les dix-sept langages (…). Il n’y a pas deux minutes, tous ces peuples possédaient un représentant dans cette chambre.

— Je vous demande pardon, Mr. Helstone, hasarda Donne. Je vous en prie, prenez un siège. Un verre de vin ?

Ses politesses ne reçurent aucune réponse… »

21 mars 2013

Regards croisés sur Le Professeur

Si Charlotte Brontë devait devenir un auteurs les plus célèbres de son époque, ses débuts furent marqués par des déconfitures qu'elle connut d'abord avec le recueil de poésie qu'elle publia au côté de ses sœurs en 1845 et dont les ventes furent quasi nulles, puis, l'année suivante, avec son premier roman qui nous intéressera aujourd'hui : Le Professeur. Adressé par courrier conjointement aux Hauts de Hurlevent d'Emily et Agnès Grey d'Anne, Le Professeur ne trouva pas en effet, à la différence des premiers, d'éditeurs disposés à le publier. L'un d'entre eux toutefois, G.M. Smith, y trouva tant de mérite qu'il fit part de l'intérêt qu'il prêterait à la lecture d'une nouveau roman de son auteur. Cette bienveillance lui vaudra de décrocher en 1847 le gros lot avec le fougueux Jane Eyre auquel succédera en 1849 le succès de Shirley, puis en 1853, celui de Villette. Pour autant, G.M. Smith ne se laissera jamais convaincre par Charlotte Brontë de donner sa chance à une œuvre à laquelle elle demeurait attachée. C'est seulement en 1857 qu'il s'y décida pour accompagner la sortie de la biographie qu'Elizabeth Gaskell consacra à Charlotte, disparue deux ans auparavant. Pour la petite histoire, traduit en France dès l'année suivante, Le Professeur sera offert en cadeau aux nouveaux abonnés par Le Figaro en 1861 ! (Cf. Les mystérieuses sœurs Gambier, rubrique Généralités

Il n'en reste pas moins que, de la « dépréciation initiale [qui fut le sien], Le Professeur ne finit pas de se remettre », pour citer Michel Fuchs dans sa préface au sein de La Pléiade.

*
 
Le roman présente pour héros un orphelin (le premier dans l'oeuvre de Charlotte Brontë) qui ne sait pas quoi faire de sa vie au sortir du College. Si ses oncles, avec lesquels ses rapports sont incommodes, se proposent de l'aider à devenir pasteur, William Crimsworth repousse leur offre par fierté – au surplus il n'éprouve aucune disposition pour une telle carrière. Toutefois, cette offre a pour effet de le décider, par esprit de contrariété, à rejoindre le milieu des affaires. C'est ainsi que, après ne l'avoir plus vu depuis une dizaine d'années, il renoue les liens avec son frère aîné Edward qui a repris la direction de l'usine fondée par leur père. Mais Edward, qui n'accueille pas son cadet à bras ouvert, lui propose seulement un poste subalterne de commis en écriture qu'à contrecœur William accepte.

William et son frère aîné Edward en… pleine réunion de travail :
Faire face au mépris et à la brutalité.

Les rapports entre les deux frères sont si conflictuels que William, à bout, finit par rendre son encrier. Se retrouvant dans une situation difficile, c'est alors que Hunsden, un entrepreneur iconoclaste qui éprouve une certaine sympathie pour son tempérament farouche, lui suggère de devenir enseignant. Ainsi, sous les encouragements de ce bon génie qui a tendance toutefois à l'agacer par son goût des sarcasmes, William se résout à quitter le pays pour tenter de trouver un poste de professeur d'anglais sur le continent, à Bruxelles.

Si William souffrait jusque lors de manquer de vocation, son engagement au sein d'une pension pour jeunes filles va constituer pour lui une révélation. De premiers émois sentimentaux attendent aussi le jeune homme en devenir comme il se laisse charmer par sa patronne, Zoraïde Reuter, même si la personnalité équivoque de cette dernière éteindra bientôt les flammes éveillées. 

William Crimsworth en bonne compagnie avec Zoraïde Reuter ou bien ? 
Déjouer la manipulation et l’hypocrisie…

Et trouver peut-être quelque chose de plus véritable chez une jeune collègue que William a jusqu'alors ignorée : Frances Henri, une étrangère aussi, d'origine anglo-suisse. Si cette modeste enseignante en couture est peu avenante et timide, sa bonté et son intelligence lui gagne pourtant peu à peu le cœur de William qui entreprend de lui donner des cours particuliers pour l'aider à accomplir son rêve de devenir enseignante en matières savantes. 

Toutefois, l'idylle naissante verra se dresser contre elle Zoraïde Reuter, dépitée d'avoir été délaissée par William Crimsworth...  

 
Dans Le Professeur, Frances Henri ne rêve pas que de changer de condition, mais aussi de découvrir l'Angleterre de sa mère, qu'elle idéalise comme le pays de Canaan alors qu'il serait plutôt à vouer au Diable pour certains de ses habitants comme Hunsden, l'ami frondeur de William. 

Qui donc des deux voyait juste de ce pays à cette époque ? On pourrait poser la même question sur les lectures du Professeur faites depuis un siècle et demi.

Charlotte Brontë elle-même le présentait comme un roman « simple et familier (...) [voyant] mon héros [devoir] se frayer son chemin dans la vie, comme je l’avais vu faire à tant d’hommes de chair et de sang, qu’il ne devrait jamais posséder un schilling qu’il ne l’eût gagné, qu’aucun coup de théâtre ne devrait le hisser (…) qu’il ne devrait même pas épouser une femme riche (…) Fils d’Adam, il devrait partager le sort d’Adam… » 

La critique, pour sa part, a longtemps privilégié un point de vue biographique : Charlotte Brontë a en effet séjourné à Bruxelles comme son héros, elle a été une élève tombant amoureuse d’un professeur qui a désiré la soutenir dans ses efforts, etc.  

Heureusement, des analyses plus subtiles ont fini par s'imposer comme celles de Margaret Smith chez nos voisins et de Michel Fuchs, déjà cité, sur notre île flottante nationale (Je fais référence à Gulliver), intéressantes à la fois pour ce qui les rapprochent et pour ce qui les séparent.  

De la sorte, si les deux commentateurs prennent au mot Charlotte Brontë en considérant Le Professeur comme un roman de formation en premier lieu, ils diffèrent sur la part intime dont il est imprégné, notable pour Margaret Smith, absente de façon voulue pour Michel Fuchs. 

Quoiqu’il en soit, l'un comme l'autre inscrivent Le Professeur comme un roman-charnière dans l'évolution de l'écriture de Charlotte Brontë entre rupture et continuité avec son univers juvénile et des plus fantasques d'Angria, longtemps poursuivi de concert avec son frère Branwell la vingtaine même passée. Il en fut de même par ailleurs pour Emily et Anne quant à leur univers de Gondal, les uns et les autres n'ayant qu'eux-mêmes pour public (cf. Juvenilia). 

Si, pour aller à la rencontre d'un lectorat plus large, Charlotte Brontë désira composer un premier roman « simple et familier », il est patent pour Margaret Smith et Michel Fuchs qu'elle puisa dans ses productions passées les personnages antagonistes de William Crimsworth et de son frère Edward. (À ce propos, d'après Mary Butterfield et R. J. Duckett, elle se serait peut-être inspiré aussi de son frère pour le début de son roman si on considère le propos et le style de The Wool is rising.) 

Pour revenir aux rapports de force en jeu dans Le Professeur, il est certain qu'ils constituent de façon générale sa dynamique profonde, que cela soit au niveau individuel (maîtriser ses pulsions), familial comme nous l'avons évoqué, sentimental (opposition entre le couple William et Zoraïde fondé sur la domination et le couple William – Frances fondé sur la protection) et social (la question de la condition ouvrière et, de façon générale, de la liberté et de la justice à travers le personnage contestataire de Hunsden). Dans ses œuvres subséquentes, Charlotte Brontë continuera d'explorer la question des rapports de force, c'est-à-dire de « la lutte pour la vie », une des grandes injonctions de la société victorienne (et néo-victorienne – selon moi – depuis les années 80)[I].  

Et certes William Crimsworth et Frances Henri embrassent cette lutte, ils veulent s'intégrer à la société quoique sans lui céder pour autant tout esprit critique et toute individualité. Pour reprendre l'excellent d'expression de Michel Fuchs, à la différence de Hunsden qui hait l'Angleterre, ils ne veulent pas « se payer de mots » - on pourrait ajouter qu'ils ne peuvent de toute façon s'offrir un luxe réservé aux plus fortunés. 

À ce point, peut-être certains passionnés de Charlotte Brontë feront la moue : « Elle n'y est pas alors ? Le Professeur, c'est pas comme Jane Eyre ? ». Qu’ils se rassurent, en Angleterre du moins, on ne peut pas renier ses doubles littéraires facilement. Pour ma part, je pense que Margaret Smith a eu de raison de continuer d'analyser en partie Le Professeur dans une perspective intime.  
 
Aussi conviendrait-il de dire que Charlotte Brontë a eu envie de refaire un peu sa vie dans son roman – comme moult d'autres auteurs britanniques au demeurant. Toutefois, elle ne s'est certes pas borné dans Le Professeur à une longue rêvasserie personnelle sur le tournant qu'eut pu prendre son destin si un homme de mérite l'eut aimé. Son roman est pleinement tourné vers des questions générales de façon réaliste - même si Michel Fuchs pour sa part le trouve empreint d'un ton « exacerbé, visionnaire, idéalisant, pour tout dire '' protestant '' » dans la lignée du Voyage du Pèlerin de John Bunyan (cf. Entourage et Inspirations).  

Outre de réduire Le Professeur à une affaire personnelle, un autre grand préjugé académique héréditaire à son sujet a concerné ses défauts d’écriture. Charlotte Brontë elle-même confessa son insatisfaction devant son entrée en matière ( une lettre sans réponse de William Crimsworth à un ancien camarade de College). De façon plus profonde, beaucoup ont reproché au Professeur d'offrir un caractère bancal avec ses « six premiers chapitres n’ [ayant] rien à voir avec l’histoire d’amour » selon les termes de Michel Fuchs d'après qui, si l’on ne s’obnubile pas à mauvais escient sur son caractère biographique, Le Professeur ne souffre nullement de défaut de structuration :

« L’œuvre se divise en trois parties clairement distinctes correspondant à trois périodes de la vie du narrateur. »  

Par contre, si Charlotte Brontë voulait relater de façon directe, immédiate l'évolution de son héros, Michel Fuchs juge qu'une voix rétrospective se fait trop sentir. De son côté, Margaret Smith, sans s'attaquer à leur fond, déplore le ton « raide » et trop « violent » des six premiers chapitres du roman en Angleterre avant qu'il ne devienne plus relâché et coloré au moment de l'arrivée de William Crimsworth en Belgique. 

Certes, Le Professeur a quand même été écrit par un auteur dont la moindre lettre n’est pas sans saveur, sans vie. Et on pourrait dire que, depuis sa mort, il a offert encore (comme le reste de sa famille) une histoire à raconter à travers ses historiographes et ses commentateurs souvent passionnés : trop ? Pour ma part, je trouve cette histoire un peu navrante : celle d’écrivains ayant épousé la page de tout leur être et vis-à-vis desquels même les lecteurs savants auraient eu un problème de… distance.

8 mai 2013
(Illustrations : Edmund Dulac)

Bibliographie : Charlotte Brontë, Le Professeur (The Professor, pub. 1857). Mary Butterfield & R. J. Duckett, Brother in the Shadow, Bradford Libraries and Information Service, 1988. Margaret Smith : préface chez Oxford University Press, 1991. Michel Fuchs : notice in collection Pléiade, Gallimard, 2002.

I : À ce sujet, il semblerait que cela soit à l'époque de Charlotte Brontë que les guides de « self-help » soient nés. Je me demande si ces guides n'auraient pas dérivé des romans de formation comme le sien. Ce genre d'ouvrages demeurent plus que jamais appréciés chez nos voisins où règnent de façon générale une propension à « donner des conseils » et faire de ses expériences des « exemples » pour les autres, donnant ainsi à la culture britannique un aspect profondément mostratif, des aimables chit-chats des talk-shows aux formes d'expression les plus dantesques – je songe à un immense tableau du 19ème siècle sur les ravages de l'alcool exposé à la National Gallery – aile gauche pour les curieux qui ne le connaissent pas ou pour ceux qui n'en ont pas été impressionné, du moins au niveau rétinien, de la même façon que moi.

Shirley

Shirley (1849) est peu lu et aimé. Pour ma part, c'est un des romans qui m'a le plus marqué au cours de ma vie, davantage même que Jane Eyre. La désaffection du public pour lui s'expliquerait d'abord par une certaine attente déçue après la lecture de la grande œuvre romantique de Charlotte Brontë. Elle-même semble avoir redouté cela si on considère son entame : 

« Si vous pensez, lecteur, après ce prélude, que je vous prépare un roman, jamais vous ne fûtes dans une plus complète erreur. Pressentez-vous du sentiment, de la poésie, de la rêverie? Attendez-vous de la passion, des émotions, du mélodrame ? Modérez vos espérances et renfermez-les dans des bornes plus modestes. Vous avez devant vous quelque chose de réel, de froid, de solide; quelque chose d'aussi peu romantique qu'un lundi matin, quand tous ceux qui ont du travail s'éveillent avec le sentiment intime qu'ils doivent se lever, et agissent en conséquence. Nous n'affirmons pas positivement que vous ne serez pas quelque peu excité vers le milieu ou à la fin du repas ; mais il est résolu que le premier plat servi sur la table peut être mangé par un catholique, oui, même un Anglo-catholique, le vendredi saint: ce seront de froides lentilles au vinaigre et sans huile, du pain sans levain et des herbes amères, sans agneau rôti. » 

Peut-être, mais ce menu est cuisiné par Charlotte Brontë tout de même, ce qui le relèverait à la seule lecture de ces lignes, non ? 

En fait, suivant les pas d'auteurs comme Charles Dickens et Elizabeth Gaskell, Charlotte Brontë voulait offrir avec Shirley un Condition of England Novel, c'est-à-dire un roman témoignant des ravages sociaux causés par la révolution industrielle.  

Sa matière, la révolte luddite contre l'emploi des machines telle qu'elle éclata dans son Yorkshire natal et les régions alentours au début du XIXe siècle, lui fut donnée par les récits marquants que lui en avaient fait au cours de sa vie son père et une de ses plus proches amies, Miss Wooler (cf. Société anglaise du XIXe siècle). 

Ainsi, les trois vicaires dénués de charme qui font les premiers leur entrée en scène ne peuvent-ils que dépiter les amatrices de romance. Pieuse, Charlotte Brontë commence son roman de cette façon pour poser l’arrière-plan métaphysique de sa fresque socio-historique : un Dieu qui paraît absent, laissant les hommes faire face seuls à leur sort sous le ministère de ses représentants ecclésiastiques. Malheureusement, alors que leurs frères se déchirent aussi bien autour des machines que de la guerre menée par l'Angleterre contre Napoléon, les vicaires fats, préoccupés de broutilles, que croque Charlotte Brontë, se révèlent de bien peu de secours.  

Dans cet autre pays du Wa (harmonie en japonais) que représente l'Angleterre, le point de vue offert par Charlotte Brontë sur la paupérisation ouvrière est celui d'une conservatrice modérée – à une époque, il convient de le spécifier, où les Tories était défiant face au libéralisme que défendait leurs grands adversaires, les Whigs. En effet, pour me citer moi-même paresseusement, à la foi en la main invisible que possédaient ces derniers, les Tories « opposaient l'idéal de classes supérieures guidant avec respect et sagesse les classes inférieures sous l'égide d'une religion active. »

Lors, dans Shirley, Charlotte Brontë rappelle combien le Yorkshire, et l'Angleterre dans son ensemble, avait (déjà) été dans une situation fort éloignée d'un tel idéal dans un passé proche, les classes supérieures ayant dominé avec égoïsme les classes inférieures et les femmes au sein d'une communauté désunie sous le regard indifférent ou complice de l’Église d’Angleterre.  

Saltaire, à proximité d'Haworth, le bourg où habitaient les sœurs Brontë. Du vivant de Charlotte Brontë, Sir Titus Salt y fit édifier à partir de 1851 un village modèle pour loger ses ouvriers. Le soin apporté à cette entreprise a incité l'UNESCO à l'inscrire au Patrimoine de l'humanité. 
(Crédit photo : Jean Ange)
   
Charlotte Brontë ne blâme pas toutefois outre mesure les patrons-manufacturiers des débuts de la Révolution industrielle. À travers la figure centrale de Robert Moore qui se met à dos ses ouvriers pour vouloir recourir à de nouvelles machines alors que son entreprise de filature est menacée de faillite, elle entend montrer comment le régime de la concurrence assujettissait les patrons d'usines à un élan puissant et aveugle. 

Sur ce point, il faut bien reconnaître que les portraits de patrons offerts par Charlotte Brontë sont plus subtils et crédibles que ceux de ses ouvriers qui présentent sous sa main des contours plutôt flous, voire anonymes, certainement décevants par rapport à ceux, par exemple, d'Elizabeth Gaskell dans Mary Barton (1848) ou ceux de Charles Kingsley dans Alton Locke (1850) – grand roman sur les dérives démagogiques du mouvement chartiste. 

Charlotte Brontë réussit mieux aussi ses figures variées de femmes dont la domination, au sein de toutes les classes, inférieures comme supérieures, constitue l'autre grand sujet d'un roman, notamment à travers les destins entrecroisés de deux jeunes filles de conditions dissemblables : Caroline Helstone et Shirley Keeldar. 

Orpheline effacée et solitaire, la première vit sous le toit d'un oncle, le recteur Helstone, misogyne et indifférent à son sort. Sa seule joie dans la vie réside dans les relations privilégiées qu'elle entretient avec l'homme qui cristallise les tensions dans la région, Robert Moore. Dur, intraitable dans ses affaires, dans le privé il révèle une personnalité plus sensible et douce qui, pour Caroline, ne demande qu'à se répandre au dehors. Mais si elle rêve d'union, il n'en est pas de même de Robert, qui ne veut être distrait en rien du sauvetage de son usine quelle qu'en soit le prix pour les autres. 

Je crois que Charlotte Brontë n'a jamais rien écrit de plus délicat et tendre en décrivant le désespoir, non seulement sentimental, mais existentiel, dans lequel plonge alors sa jeune héroïne, désemparée par une pauvreté et une dépendance lui promettant un avenir morne de vieille fille.  

Toutefois, celle qui s'enfonce dans des ruminations poignantes sans fin va voir bientôt sa vie être un peu illuminée par l'amitié dont va se prendre pour elle Shirley Keeldar, jeune noble, elle aussi orpheline, de retour sur la terre de ses ancêtres après une absence de plusieurs années. 

L'apparition du personnage éponyme du roman de Charlotte Brontë est tardive et certains le déplorent. Pour ma part, je pense que, si le personnage de Shirley n’en finit plus d’arriver comme Godot, ce serait à rapporter au propos conservateur du roman. Charlotte Brontë aurait désiré d’abord exposer l’état désastreux de la société avant d’y apporter des réponses comme l'appel à une noblesse plus rassie dans ses responsabilités.  

Pour la figure fière, énergique et généreuse, en un mot solaire que va incarner ainsi Shirley, il convient de mentionner que Charlotte Brontë s'est inspirée de sa propre sœur Emily, commençant son roman peu avant une période où elle verra non seulement cette dernière, mais aussi Anne et son frère Branwell être emportés tour à tour par la maladie de façon prématurée. Si le roman porte assurément la marque de ces épreuves, je ne m'attarderai pas toutefois sur cette question qui nous entraînerait trop loin – pas plus que sur le débat existant sur la justesse avec laquelle Charlotte a mis en scène sa secrète cadette... 

Par contre, il est certain que, pour animée qu'elle soit du désir de s'investir dans les affaires locales, Shirley ne sera pas l'héroïne du roman qui porte son nom. Femme avant d'être noble, elle ne le peut pas dans une société dont les hommes tiennent jalousement les reines. De façon générale, il n'y a pas de héros dans Shirley. Pour Charlotte Brontë, ce n'est que par des voies laborieuses et imparfaites que les hommes peuvent améliorer l'ordre des choses – et encore en devant peut-être compter sur la providence divine... 

Charlotte Brontë envisage le bonheur en amour de la même façon, que cela soit pour Caroline et Robert ou pour Shirley et son ancien précepteur, Louis Moore, frère de Robert. Charlotte Brontë mène à cet égard un double-jeu croisé [I] puisque Louis, à la position inférieure à ses talents, se présente comme le pendant masculin de Caroline et Robert, patron, comme celui de Shirley, noble. 

À travers ces derniers, Charlotte Brontë met en scène des personnes appartenant aux couches supérieures de la société– même si la situation de Robert n'est pas stable – qui se révèlent davantage sensibles aux qualités et aux mérites d'une personne qu'à son statut – ou son sexe, soulignons-le, en ce qui concerne Robert vis-à-vis de Caroline et de Shirley.  

Entre Robert et Caroline se dressent cependant les murs d'une usine en péril, entre Shirley et Louis, l'esprit farouche de liberté de la première, excessif aux yeux de Charlotte Brontë – bien qu'elle semble s'amuser à un moment de faire de Louis un « toutou » avide des caresses d'une « léoparde »

Comme on le voit, Shirley constitue un roman complexe aux fils multiples. Malheureusement, on peut déplorer que Charlotte Brontë ne parvienne pas à les tenir bien tous ensemble, la question de la condition féminine et les intrigues sentimentales prenant à un moment tellement le pas sur la réflexion ouvrière que celle-ci se retrouve perdue de vue longuement. Sur ce point du reste, on pourra aussi, du moins de notre côté généreux de la Manche, reprocher à Charlotte Brontë de s'en tenir à des réponses paternalistes – mais il faut bien se rendre compte que les problèmes posés par la Révolution industrielle étaient nouveaux et que, pour beaucoup, rien n'était moins naturel que de voir l’État prendre à charge le secours social ou donner voix au chapitre à tous.

Mené à terme dans des conditions des plus pénibles, manquant certes de maîtrise et quelque peu de clairvoyance, Shirley n'en demeure pas moins un roman puissant sur la domination des ouvriers et des femmes. Outre la vérité de la plupart de ses personnages, il comporte des parties mémorables. Je pense notamment aux dizaines de page, pour moi époustouflantes, composant le long épisode de la fête de la Pentecôte. Charlotte Brontë y ressaisit symboliquement tout son propos développé jusque là sur la désunion de la société pour enchaîner sur la suite dramatique des évènements en un seul mouvement particulièrement intense. 

Shirley se révèle ainsi un roman bancal inspirant un certain chagrin car, à mon sens du moins, il n'a pas manqué tant à Charlotte Brontë pour produire une œuvre de plus grande tenue. Nous avons de la sorte envie de prier le lecteur de faire de l'indulgence une cale pour jouir de tout l'art que Charlotte Brontë a déployé malgré tout, notamment en ce qui concerne les jeunes filles d'antan et toutes celles d'aujourd'hui qui encore, et pas seulement à l'étranger – je pense à nos banlieues difficiles - font face à la sujétion masculine : 

« Suis-je vouée à demeurer toujours contrainte ? s’exclama-t-elle un peu vivement.»

4 août 2013

I : Voire le triple si on considère comme moi que, tandis que Charlotte Brontë a modelé Shirley sur Emily, c'est d'elle-même qu'elle a puisé Caroline comme un type universel de « petite Charlotte » rêvant à la fois de foyer et de réalisation personnelle.

Jane Slayrotica

Dans ce texte (l'épisode du feu mis à la chambre de Rochester dans Jane Eyre) composé, dans le désordre, de Jane Eyre soi-même, Jane Slayre de Sherri Browning Erwin, Jane Eyre Laid Bare d'Eve Sinclair, et d'une adaptation pour enfants, à vous de trouver le passage écrit par Charlotte Brontë !

I sat up in bed, chilled with fear. “Who’s there?’ I called.

Then came a demonic laugh that faded to a sort of gurgling moan.

I threw back the covers and hurried into my clothes – I would run to Mrs. Fairfax for help. But when I peered out of my door into the gallery I saw no one. Then I suddenly noticed smoke – smoke that billowed from Mr. Rochester’s room! And the smoke rushed in a cloud from thence. I thought no more of Mrs. Fairfax; I thought no more of Grace Poole, or the laugh. In an instant, I was within the chamber. Tongues of flame darted round the bed; the curtains were on fire. In the midst of blaze and vapour, Mr. Rochester lay stretched motionless, in deep sleep.

Wake! wake! I cried. I shook him, but he only murmured and turned; the smoke had stupefied him. Not a moment could be lost; the very sheets were kindling. I rushed to his basin and ewer; fortunately, one was wide and the other deep, and both were filled with water. I heaved them up, deluged the bed and its occupant, flew back to my own room, brought my own water-jug, baptized the couch afresh, and, by God's aid, succeeded in extinguishing the flames which were devouring it.

The hiss of the quenched element, the breakage of a pitcher which I flung from my hand when I had emptied it, and, above all, the splash of the shower-bath I had liberally bestowed, roused Mr. Rochester at last. Though it was now dark, I knew he was awake; because I heard him fulminating strange anathemas at finding himself lying in a pool of water.

Is there a flood? he cried.

No, sir,’  I answered; but there has been a fire. Get up, do; you are quenched now; I will fetch you a candle.’

In the name of all the elves in Christendom, is that Jane Eyre?he demanded. What have you done with me, witch, sorceress? Who is in the room besides you? Have you plotted to drown me?

I will fetch you a candle, sir; and, in Heaven's name, get up. Somebody has plotted something. You cannot too soon find out who and what it is.

There! I am up now; but at your peril you fetch a candle yet. Wait two minutes till I get into some dry garments, if any dry there be—yes, here is my dressing-gown. Now run!

I did run; I brought the candle which still remained in the gallery. He took it from my hand, held it up, and surveyed the bed, all blackened and scorched, the sheets drenched, the carpet round swimming in water.

What is it? and who did it?’  he asked. I briefly related to him what had transpired: the strange laugh I had heard in the gallery; the step ascending to the third story; the smoke—the smell of fire which had conducted me to his room; in what state I had found matters there, and how I had deluged him with all the water I could lay hands on.

He listened very gravely. His face, as I went on, expressed more concern than astonishment; he did not immediately speak when I had concluded.

Shall I call Mrs. Fairfax?I asked.

Mrs. Fairfax? No; what the deuce would you call her for? What can she do? Let her sleep unmolested. I’m going to leave you a few minutes. I shall take the candle. Remain where you are until I return. Do not move or call anyone. I must pay a visit to the third story. I need to know you are safe and accounted for until I get back.’

He went. I watched the light withdraw. He passed softly up the gallery, opened the staircase door with as little noise as possible, shut it after him, and the last ray vanished. I was left in total darkness. I listened for some noise, but heard nothing. A long time elapsed. At last, the light once more gleamed dimly on the gallery wall, and I heard his unshod feet tread the matting.

‘I have found it all out’, said he, setting his candle down on the wash stand. ‘It is as I thought.’

‘How, sir?’

‘I forget whether you said you saw anything when you opened your chamber door.’

‘No, sir, only the candlestick on the ground.’

‘But you heard an odd laugh? You have heard that laugh before, I should think, or something like it?’

‘Yes, sir. Mrs. Fairfax says it is Grace Poole. I have met her and found her rather unremarkable, but now I wonder.’

‘There’s nothing to wonder’, he said quickly. “It is Grace Poole. She is, as you say, unremarkable, except perhaps for her penchant to drink. Gin, I believe, was her poison of choice tonight.’

‘That’s all? A tendency to drink? She tried to burn you in your bed.’

‘Not on purpose. I think she was stumbling about, in her cups, when she got confused trying to find her way back to bed. She must have confused my room for hers and dropped the candle in fright when she heard me snoring. I shall reflect on the subject. Say nothing about it. I will account for this state of affairs. And now, to your own room. I shall do very well on the sofa in the library for the rest of the night. It is near four. In two hours, the servants will be up.’

‘Good night, then, sir,’  I said, departing.

He seemed surprised – inconsistently so, as he had just told me to go.

‘What!’  he exclaimed. ‘Are you quitting me already and in that way? You saved my life, Jane. I have a pleasure in owing you so immense a debt. I cannot say more.’

He paused, gazed at me, and I was drawn in, magnetized by his eyes.

‘Good night again, sir,’ I said, but my voice was no more than a whisper. ‘You do not owe me a debt.’

‘I knew’, he continued, holding my palm now against his lips, ‘you would do me good in some way, at some time. I saw it in your eyes when I first beheld you. Their expression and smile did not”’ , again he stopped, closing in, ‘did not strike delight to my very inmost heart so for nothing.’

I felt the great overcoat he had given me slide from my shoulders to the floor, but I did not feel the loss of heat, because my whole body seemed flushed with a new kind of warmth.

‘I have heard of good genii and I believe there are grains of truth in the wildest fable, for you are mine. My cherished preserver.’

Strange energy was in his voice, strange fire in his look.

You are mine. His words swept into my heart, like the luxurious chord of a harp, but my reason dampened the music. ‘He cannot mean it,’ I thought.

‘I am glad I happened to be awake’, I said, but my knees were trembling and weak. Closer and closer, his eyes drew me in.

Fear overtook me then. Not fear of him, but fear of myself, of the inner life I’d held privately for so long, my desire, my carnal longings, all threatening to rise to the surface and engulf me.

I quickly turned to go. I could not trust myself to stay. I could not trust myself to stare into his eyes and what they suggested.

‘What! You will go?’ he said, reaching out and drawing me back to him.

‘I’m cold, sir,’ I lied.

‘Cold? Yes and standing in a pool! Go, then, Jane, go!’

His voice sounded as if meant it, but he still retained my hand, and I could not free it. I looked from his grip to his eyes. They burned even brighter now.

And then he was gently pulling me towards him, as if he still expected me to take flight. In the soft, dim light of the candle, his face filled my vision.

‘You cannot leave me like this,’ he breathed.

I was trembling uncontrollably, but I could not pull away.

He stared down at me, drawing me further towards his warm embrace. Closer, closer he came, daring me to buckle and move away, but I was hopelessly, blissfully trapped and borne away on those dark seas I had glimpsed in his eyes for so long, leaving the shores of everything I knew to be right to sail into this uncharted water.

Then his arms were around me and then, even before the soft gasp could leave my mouth, his lips were on mine. The simple fusion, in the slip second after it had happened, seemed so obvious that surely it had been destined all along. Quiet, tentative, we stood together suspended in a golden sacred moment. I knew then that I had the choice, that even now it wasn’t too late. I could break away, I could step back onto the shore.

But I couldn’t. There was not enough reason or willpower left within me to resist him. My whole being only wanted this moment to go on and on, and I surrendered to it, melting against him. The, with a low, delicious groan, he seemed to let something go too, the sound of his surrender igniting something within me as surely as the room itself had been aflame earlier.

Oh, reader. The kiss. How many poems, how many novels I had read, and yet nothing had ever come close to describing this feeling. So simple, so lauded and documented, but yet so entirely new to me, and so different to how I imagined. I had kissed Emma, of course but it had not been anything like this.

8 septembre 2013

Bibliographie (encore dans le désordre) :
Eve Sinclair : Jane Eyre Laid Bare, Pan Books, 2012.
Sherri Browning Erwin : Jane Slayre, Pocket Books, 2010.
Charlotte Brontë : Jane Eyre, 1847.
Jane Eyre retold by Belinda Hollyer, The Classic Collection, Hodder Wayland, 2002.

Ruminations de jeune fille – La condition féminine dans Shirley

« Séparée de miss Keeldar pour le présent, car elle ne pouvait aller la chercher au milieu de ses parents; éloignée de Fieldhead par la commotion qu'avaient produite les nouveaux arrivés, Caroline se trouva de nouveau confinée au sombre presbytère, aux promenades solitaires dans les sentiers écartés. Elle passait ses longues et tristes après-midi, tantôt assise dans le tranquille parloir que le soleil quittait vers le milieu du jour, tantôt, immobile comme une statue, dans le bosquet du jardin où ses rayons brillants, quoique tristes, passant à travers les groseilliers, venaient dessiner des carrés et des losanges sur sa blanche robe d'été. Là, elle lisait de vieux livres pris dans la bibliothèque de son oncle : les livres grecs et latins n'étaient d'aucun usage pour elle, et la collection de littérature légère qui avait appartenu à sa tante Mary n'avait rien de bien attrayant. Quelques vénérables Magazines pour les dames, qui avaient autrefois accompli un voyage en mer avec leur maîtresse et avaient essuyé une tempête, et dont les pages étaient salies d'eau salée; quelques absurdes magazines méthodistes pleins de miracles, d'apparitions, d'avertissements surnaturels, de songes sinistres, et de fanatisme furieux; les non moins folles Lettres des Morts aux Vivants, de Mrs. Elisabeth Rowe; quelques vieux classiques anglais : de ces fleurs flétries Caroline avait dans son enfance extrait tout le miel, et elles étaient maintenant sans saveur pour elle. En manière de changement, et aussi pour faire le bien, elle se mettait à coudre, à confectionner des vêtements pour les pauvres sous la direction de Miss Ainley. Quelquefois, lorsqu'elle sentait les larmes lui venir dans les yeux et qu'elle les voyait lentement tomber sur son ouvrage, elle se demandait comment l'excellente femme qui avait coupé et disposé cet ouvrage pouvait garder une sérénité si égale dans sa solitude.

Jamais je ne trouve Miss Ainley opprimée par le désespoir ou abattue par le chagrin, pensait-elle; et cependant son petit cottage est un triste endroit, et elle n'a ni brillante espérance, ni ami dans le monde. Je me rappelle néanmoins qu'elle m'a dit une fois avoir accoutumé ses pensées à tendre toujours vers le ciel. Elle convenait qu'il n'y avait, et qu'il n'y avait jamais eu que peu de jouissances en ce monde pour elle; et je suppose qu'elle a dirigé ses espérances vers le bonheur de la vie future. Ainsi font les religieuses, dans leur cellule fermée, avec leur lampe de fer, leur robe collante comme un suaire, leur lit étroit comme un cercueil. Elle dit souvent qu'elle n'a aucune crainte de la mort, aucune terreur de la tombe; pas plus sans doute que saint Siméon Stylite en haut de sa terrible colonne, au milieu de la solitude sauvage, pas plus que l'Hindou fanatique étendu sur sa couche de pointes de fer. Mais ceux-là, ayant violé les lois de la nature, avaient leurs sympathies et leurs antipathies naturelles renversées. Ils étaient arrivés à un état morbide. Je crains encore la mort, mais je crois que c'est parce que je suis jeune : la pauvre Miss Ainley s'attacherait davantage à la vie, si la vie avait plus de charme pour elle. Dieu ne nous a certainement pas créés et ne nous faits pas vivre pour que nous désirions continuellement la mort. Je crois intimement que nous avons été destinés à aimer la vie et à en jouir aussi longtemps qu'elle nous est donnée. Dieu, en nous donnant l'existence, n'a jamais entendu qu'elle soit cette chose pâle, inutile et languissante, qu'elle devient pour beaucoup, et pour moi en particulier. 

Personne, continua-t-elle, personne n'est à blâmer pour l'état dans lequel se trouvent les choses, autant du moins que je puis le voir, et je ne pourrais dire, après y avoir beaucoup réfléchi cependant, comment elles pourraient être améliorées; mais je sens qu'il y a quelque chose de mal quelque part. Je crois que les femmes non mariées devraient avoir plus à faire, de plus intéressantes et surtout plus profitables occupations, qu'elles n'en possèdent maintenant. Et, lorsque je parle ainsi, je ne crois nullement offenser Dieu par mes paroles ; je ne crois pas être impie ou impatiente, irréligieuse ou sacrilège. Ce qui me console, du reste, c'est de penser que Dieu a compassion de bien des douleurs et entend bien des soupirs, auxquels les hommes ferment leurs oreilles ou qu'ils regardent avec un air de mépris impuissant. Je dis impuissant, car je vois qu'aux peines que la société ne peut guérir, elle défend ordinairement de s'exprimer, sous peine de son mépris : ce mépris est une espèce de manteau de clinquant qui recouvre sa faiblesse difforme. Les gens n'aiment pas qu'on leur rappelle des maux qu'ils ne peuvent ou ne veulent guérir ; car le sentiment de leur propre incapacité, ou de l'obligation où ils sont de faire des efforts qui ne leur plaisent pas, trouble leur quiétude et leur satisfaction d'eux-mêmes. Les vieilles filles, comme les pauvres sans asile et sans travail, ne doivent demander ni une place ni une occupation dans la société : cela trouble les heureux et les riches ; cela trouble les parents. Voyez les nombreuses familles de filles du voisinage : les Armitage, les Birtwhistle, les Sykes. Les frères de ces filles ont tous un commerce ou une profession ; ils ont quelque chose à faire. Leurs soeurs n'ont aucun emploi terrestre, si ce n'est le soin de la maison et la couture ; aucun plaisir terrestre, si ce n'est d'improfitables visites : aucune espérance, dans toute leur vie à venir, de rien de meilleur. Cet état de stagnation fait décliner rapidement leur santé; elles ne sont jamais bien portantes, et leur esprit et leurs idées se rétrécissent prodigieusement. Le grand désir, le seul but de chacune d'elles, est d'être mariée, mais le plus grand nombre ne le seront jamais. Elles mourront comme elles vivent maintenant. Elles passent leur vie à dresser, des plans et à tendre des pièges pour attraper des maris. Les gentlemen les tournent en ridicule; ils n'ont pas besoin d'elles et ne font d'elles aucun cas : ils disent, je les ai entendus plusieurs fois le dire avec un rire moqueur, que le marché matrimonial est encombré. Les pères disent la même chose et se mettent en colère lorsqu'ils remarquent les manœuvres de leurs filles : ils leur ordonnent de demeurer à la maison. Que veulent-ils qu'elles fassent à la maison? Si vous le demandez, ils répondent : coudre et faire la cuisine : ils attendent qu'elles fassent cela, et cela seulement, de bon cœur, régulièrement, sans aucune plainte, pendant toute leur vie, comme si elles n'avaient aucun germe de facultés pour rien autre chose ; doctrine aussi raisonnable à soutenir que celle qui prétendrait que les pères n'ont aucune facultés pour manger la cuisine que font leurs filles ou porter les vêtements qu'elles cousent. Est-ce que les hommes pourraient vivre ainsi eux-mêmes? Ne seraient-ils pas bientôt fatigués? Et, lorsqu'ils ne recevraient aucun soulagement dans leur fatigue, mais seulement des reproches à sa moindre manifestation, est-ce que leur fatigue ne finirait pas par se changer avec le temps en frénésie? Lucrèce, filant à minuit au milieu de ses suivantes, et la femme vertueuse de Salomon, sont souvent citées comme les modèles de ce que le sexe (comme ils disent) devrait être. Je n'en sais rien ; Lucrèce, j'ose le dire, était une fort digne sorte de personne, ressemblant beaucoup à ma cousine Hortense Moore ; mais elle faisait veiller ses servantes fort tard. Je n'aurais pas aimé être au nombre de ses filles. Hortense se conduirait absolument de même envers moi et Sarah, si elle le pouvait, et nous ne pourrions le souffrir ni l'une ni l'autre. La « femme vertueuse » avait toute sa maison sur pied à minuit; elle servait le déjeuner avant une heure du matin ; mais elle avait autre chose à faire que de filer et de distribuer des portions : elle était manufacturière, elle fabriquait de la toile et la vendait; elle s'occupait d'agriculture, elle achetait des domaines et plantait des vignes. Cette femme était une ménagère : c'était ce que nos matrones appellent une femme habile. En somme, je la préfère de beaucoup à Lucrèce ; mais je crois que ni M. Armitage ni M. Sykes n'eussent eu l'avantage sur elle dans un marché; cependant je l'aime. « La force et l'honneur étaient ses vêtements; elle possédait la confiance de son époux. La sagesse parlait par sa bouche; sur sa langue était la loi de douceur : ses enfants croissaient en la bénissant; son mari aussi chantait ses louanges.» Roi d'Israël, votre modèle de la femme est un admirable modèle ! mais sommes-nous, de nos jours, élevées pour lui ressembler? Hommes du Yorkshire! vos filles atteignent-elles à ce royal modèle? Pouvez-vous leur donner un champ dans lequel leurs facultés puissent s'exercer et se développer? Hommes d'Angleterre! regardez vos pauvres filles, dont beaucoup s'étiolent autour de vous, dévorées par la consomption  ou , ce qui est pire, dégénérant en aigres vieilles filles, envieuses, médisantes, misérables, parce que la vie est pour elles un désert ou, ce qui est le pire de tout, réduites à chercher par la coquetterie et de méprisables artifices à gagner par le mariage celte position que l'on refuse au célibat. Pères de famille, ne pouvez-vous changer cet état de choses? Non peut être tout à coup; mais examinez sérieusement ce sujet lorsqu'il vous sera soumis ; recevez-le comme un thème digne de considération ; ne le rejetez pas avec une sotte plaisanterie ou une insulte indigne d'un homme. »

20 novembre 2013