The Wanderer of the Moors est un blog dédié aux sœurs Brontë. Il est maintenant achevé. Les sœurs Brontë sont nées au début du XIXe siècle dans le Yorkshire, région alors industrielle au Nord-Est de l'Angleterre. Elles ont passé leur brève vie dans un certain isolement, pour la plus grande part à Haworth, bourg au pied de la lande qu'elles chérissaient. Elles se sont adonnées à l'écriture dès l'enfance en compagnie de leur frère Branwell (1817-1848) qui devait mourir alcoolique et drogué. Si Charlotte (1816-1855) est connue de tout un chacun pour Jane Eyre (1847), elle a écrit trois autres romans : Le Professeur (vers 1846, publié en 1857), Shirley (1849) et Villette (1853). Tous ont pour sujets communs l'amour et la réalisation de soi dans une société inégalitaire et patriarcale. Pour sa part, Emily (1818-1848) a développé un romantisme personnel et sombre dans ses poèmes et Les Hauts de Hurlevent (1847). Enfin, Anne Brontë (1820-1849) a traité d'abord du sort des gouvernantes d'après ses propres expériences dans Agnès Grey (1847), roman empreint particulièrement de piété. Inspirée probablement par son frère, elle s'est ensuite attaquée aux ravages de l'alcoolisme et de la débauche dans La Locataire de Wildfell Hall (1848).
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L’œuvre d’Anne Brontë par Betty Jay

« Chrétienne des plus sincères dont les œuvres étaient animées par le sens du de-voir », d'après les propres mots de son aînée Charlotte, Anne (1820-1849) est la moins illustre des sœurs Brontë. « La moins douée et la moins imaginative des trois », « le pipeau Agnès Grey », voilà même le genre de jugements dédaigneux qui ont été en faveur à son sujet par chez nous pendant très longtemps.



Comme en instruit l'étude de Betty Jay, l’œuvre d'Anne Brontë n'a été revalorisée que depuis les années 60 sous l’influence de la critique féministe anglo-saxonne. Celle-ci a fait ressortir la portée sociale des deux romans d'Anne Brontë et leur mise en question profonde du « pouvoir, de l’oppression et de la résistance » à l'époque victorienne, mise en question marquée par un point de vue subjectif, largement autobiographique. 

Dans le cas d’Agnès Grey, récit des expériences difficiles d’une jeune gouvernante inspirées de ceux de son auteur, Betty Jay souligne cet aspect ainsi : 

« En plus de se porter sur la question de l’injustice à laquelle faisaient face les femmes de la classe moyenne, le roman offre une analyse des relations qui structuraient la société victorienne. Les relations entre parents et enfants, patrons et employés, hommes et femmes, comme entre les différentes classes, sont toutes figurées dans le texte. Le roman montre comment les conceptions victoriennes de l’identité sexuelle et des classes imprégnaient tous les aspects de la vie. » 

Il montre aussi les difficultés à les surmonter. Agnès Grey échoue en effet à faire prévaloir ses principes religieux, de sorte qu'elle s'en remet à des biais ou à des compromis de façon frustrante. 

La Locataire de Wildfell Hall, qui relate la fuite, prêtant le flanc au scandale, d’une femme et d'un enfant maltraités par un mari débauché, s’inscrit dans la même démarche :      

« Le roman d’Anne Brontë, révèle non seulement que l’individu est assujetti à des idéologies puissantes (…), mais qu’il existe des moyens pour ceux qui en souffrent de transgresser et de résister à ces forces. En mettant en scène les interactions complexes entre le sujet et la société à travers l’expérience conjugale d’une femme, Anne Brontë souligne à quel point les supposés royaumes du désir et de l’intimité sont aussi intensément politiques. »

La structuration du roman, jouant sur la révélation d’un journal intime, est détonante en elle-même quand on sait que la sphère publique et la sphère privée était nettement séparée à l'époque victorienne.  

La Locataire de Wildfell Hall se révèle ainsi une opération de « déconstruction » de tous les cloisonnements, qu'ils soient environnementaux, corporels ou verbaux, qui « circonscrivent les attitudes des personnages sous l'influence de l’idéologie dominante, y compris quand elles sont transgressées – en particulier à travers les efforts d’Helen Huntington de se libérer de la tyrannie patriarcale »

De même que ses romans, l’œuvre poétique d'Anne Brontë a été aussi réévaluée ces dernières années. Typique de la poésie féminine de l'époque victorienne, elle est marquée par une affectivité et une piété au ton naïf trompeur. Y exprimant souvent ses tensions entre sa foi et ses sentiments personnels, Anne Brontë « énonce invariablement la subjectivité en termes de perte, de manque et d’absence ». Si Anne Brontë cherche à travers ses poèmes à se procurer une consolation religieuse, c'est simultanément en « met[tant] en question l’efficacité de telles stratégies compensatoires.»

Relativement court, l'ouvrage de Betty Jay offre une analyse rigoureuse de l’œuvre d'Anne Brontë, approche qui a longtemps manqué pour un auteur envers lequel les préjugés ont été nombreux sur l'une et l'autre rives de la Manche, comme si elle n'avait été qu'une étrange invitée de la postérité que l'on aurait accueillie à contrecœur aux côtés de ses sœurs davantage prisées de façon assurément injuste. 

17 janvier 2013
 
Betty Jay: Anne Brontë, Northcote House, col. Writers and Their Work, 2000.

La voisine (bien intentionnée mais envahissante) de Haworth

Figure éminente de l'histoire de la brontëologie, Winifred Gérin (1901-1981) a publié entre la fin des années 50 et la fin des années 70 une série de biographies consacrées à chacune des sœurs Brontë ainsi qu'à leur frère Branwell. Même si ces œuvres ne font plus autant autorité que dans le passé, la curiosité m'a poussé à lire la première en date ayant concerné Anne en 1959. 

Comme nous l'avons déjà évoqué dans notre revue de l’étude de Betty Jay, c'est seulement depuis les années 50/60 que l'oeuvre d'Anne Brontë est sortie de l’ombre. Winifred Gérin a participé à cette tardive considération pour un auteur (et une femme) à qui l’on adjoignait volontiers « l'épithète 'douce' [gentle] (…) toutefois moins, semble-t-il, pour susciter la sympathie que pour la dissuader ». On ne comptait guère qu'un seul écrivain réputé pour avoir exprimé de l’admiration pour Anne Brontë : George Moore (auteur iconoclaste des Confessions d'un jeune Anglais et d'Esther Waters au tournant du siècle dernier) selon qui Agnès Grey témoignait rien moins que de « la prose la plus parfaite de la littérature britannique (…) aussi simple et belle qu'une robe de mousseline ».

What you please – Anne Brontë

Pour sa part, Winifred Gérin est assurément éloquente dans son introduction pour que l'on cesse de mésestimer Anne Brontë. Malheureusement, face au peu de documents disponibles, sa longue biographie souffre de ses multiples affirmations basées sur les poèmes et les romans d'Anne Brontë dans un jeu de correspondances directes, méthode que la rigueur interdit de valider. 

S'il fallait résumer la vie d'Anne Brontë, voici ce que l'on pourrait dire, non sans se répéter un peu (cf. Biographie sommaire des sœurs Brontë au début de ce carnet), de façon certaine : 

Cadette d’une nombreuse fratrie, « sweet and gentle » Anne naquit en 1820, à Thornton, dans le Yorkshire. Son père, d’origine irlandaise, était pasteur au sein de l'Eglise d'Angleterre. Elle n'était encore que bébé quand sa famille vint s'établir à Haworth à quelques kilomètres de son lieu de naissance. Moins d'un an plus tard, en 1821, elle fut privée de sa mère atteinte de cancer, puis en 1825 de ses deux sœurs aînées, Maria et Elizabeth, après leur séjour, fait aux côtés de Charlotte et d'Emily, dans une pension (Cowan Bridge) aux conditions de vie particulièrement malsaines. Anne Brontë souffrit dès son enfance d’une santé fragile ainsi que d’un défaut d’élocution. Elle était la préférée de sa tante maternelle, venue s'installer après le décès de sa sœur à Haworth, Elizabeth Branwell – de confession méthodiste. Très proche de sa sœur Emily, Anne partageait avec elle l'amour de la nature, des animaux et de l'écriture. Elle développèrent ainsi ensemble pendant très longtemps l’univers passionnel et héroïque de l'île de Gondal dont n’ont subsisté que quelques poèmes, essentiellement d’Emily (cf. Juvenilia). Comme le reste de sa fratrie, Anne Brontë s'adonnait aussi au dessin et à la musique. Adolescente, elle fut placée dans une pension locale (Roe Head) où enseignait déjà sa sœur Charlotte. Deux ans plus tard, la maladie mit un terme à ce séjour au cours duquel Anne traversa une crise spirituelle profonde. Tout au long de sa vie, Anne Brontë fut tourmenté en la matière. En 1839, alors qu'elle était âgée de 19 ans, elle quitta sa famille pour entrer comme gouvernante chez la famille Ingham. Ne donnant pas satisfaction, elle reçut son congé au bout de seulement quelques mois. Elle ne trouvera un nouvel emploi que deux ans plus tard, en 1841. Si elle sut cette fois se faire apprécier par la famille Robinson, établie près de York, elle devait leur remettre sa démission en 1845 à cause des agissements de son frère Branwell, qu'elle avait fait engager comme précepteur à ses côtés deux années plus tôt – une liaison avec la maîtresse de maison étant peut-être en cause. À la suite de son renvoi, Branwell sombrera complètement dans l'alcool et la drogue. Du côté d'Anne, ce fut le moment où elle se tourna avec ses sœurs vers la littérature. Après avoir participé à un recueil commun de poèmes paru sans succès en 1846, Anne Brontë offrit au public son premier roman Agnès Grey en 1847. Publié en même temps que Les Hauts de Hurlevent d'Emily peu après le Jane Eyre de Charlotte qui remporta un succès fulgurant, Agnès Grey ne suscita guère l'intérêt. Par contre, le second roman qu'Anne fit paraître dès le printemps 1848, La Locataire de Wildfell Hall, causa quelque scandale avec son héroïne fuyant un époux dépravé et violent. Après cela, Anne fit face à nouveau aux épreuves du deuil avec les disparitions de Branwell et d'Emily aux mois de septembre et décembre suivants, et à sa propre promesse de mort qui l'emporta à son tour au printemps 1849 à Scarborough, cité balnéaire sur la Mer du Nord qu’elle affectionnait beaucoup.  

Si j'ai tenu à donner un tel aperçu sans fioritures de la vie d'Anne Brontë, c'est parce qu'il m'eut été impossible de le faire à travers la longue biographie de Winifred Gérin sans devoir souligner à tout bout de champ le caractère douteux de ses allégations. Si, faute de données bruts, Winifred Gérin a cru trouver de quoi y pallier dans les poèmes et les romans d'Anne Brontë en raison de leur ton personnel, c'était négliger leur nature justement et la part de licence ayant pu y présider à un titre plus (La Locataire de Wildfell Hall) ou moins (Agnès Grey) grand.  

On peut certes échafauder des hypothèses, toutes celles que l'on veut, mais pas faire abonder les « undoubtly », les « there can be little doubt » et les « there can be no shadow of doubt » comme en ce qui concerne, dès le début de son ouvrage, l'attitude tyrannique qu'Elizabeth Branwell aurait témoigné envers ses nièces et son neveu et la manière avec laquelle Emily, enfant déjà rebelle, aurait pris sa sœur cadette sous son aile :   

« Peu importait l'agitation du temps, elles étaient toujours plus heureuses dehors que recluses à l'intérieur. En hiver comme en été, à toutes les heures possibles du jour entre les leçons, elles étiraient leurs jeunes membres de poulains pour aller s'ébattre dans la lande (…) Emily et Anne se ressemblaient trop par le tempérament, la chaleur humaine, la passion et l'enthousiasme pour que [Elizabeth Branwell] l'influence de quiconque soit en mesure de rivaliser avec celle d'Emily sur la petite Anne. »

Seulement qu'il n'existe aucun document sur les relations d'Elizabeth Branwell avec Anne, ni sur la personnalité qu'Emily présentait enfant, ni non plus à quels moments les deux sœurs se baladaient dans la lande, si elles le faisaient seules ou en compagnie de Charlotte et de Branwell, etc. 

Et ainsi de beaucoup d'autres choses tout au long de la vie d'Anne, notamment le « coup de foudre » qui, jeune fille, l'aurait frappée à la vue de William Weightman quand ce jeune homme, charmant selon les témoignages, vint s'établir à Haworth comme vicaire du pasteur Brontë – la maladie abrégera sa vie quelques années plus tard. 

Sur ce point, il me semble que l'on peut discerner l’influence malheureuse du manque de circonspection de Winifred Gérin dans The Brontës of Haworth, série diffusée en 1973. On y voit ainsi Anne Brontë faire son dernier tour sur la plage de Scarborough dans une charrette tirée par un âne selon le récit fait par sa sœur Charlotte, ce qui est émouvant (même si, personnellement, je n’aime pas ces entreprises). Mais quand Anne Brontë contemple la mer et que le visage de William Weightman apparaît en filigrane dans le ciel selon (vraisemblablement) les visions de Winifred Gérin, je trouve cela quelque peu indélicat et stupide.  

On doit sans doute rendre justice à Winifred Gérin d’avoir fait accomplir quelques grands pas à Anne Brontë sur le chemin de la reconnaissance. Ses opinions ne sont pas toutes à dédaigner, mais il est des plus regrettables qu’elle en ait fait des vérités assénées avec trop de passion. 

7 mars 2013

Winifred Gérin : Anne Brontë, Thomas Nelson & co., Londres, 1959. 

The Captive Dove

            Poor restless dove, I pity thee;
               And when I hear thy plaintive moan,
            I mourn for thy captivity,
               And in thy woes forget my own.

            To see thee stand prepared to fly,
                And flap those useless wings of thine,
            And gaze into the distant sky,
                Would melt a harder heart than mine.

            In vain – in vain ! Thou canst not rise :
                Thy prison roof confines thee there;
            Its slender wires delude thine eyes,
                And quench thy longings with despair.

            Oh, thou wert made to wander free
                 In sunny mead and shady grove,
            And far beyond the rolling sea,
                 In distant climes, at will to rove !

            Yet, hadst thou but one gentle mate
                 Thy little drooping heart to cheer,
            And share with thee thy captive state,
                 Thou couldst be happy even there.

            Yes, even there, if, listening by,
                  One faithful dear companion stood;
            While gazing on her full bright eye,
                  Thou mightst forget thy native wood.

            But thou, poor solitary dove,
                 Must make, unheard, thy joyless moan;
            The heart that Nature formed to love
                  Must pine, neglected, and alone.

                                                                                 Anne Brontë

24 avril 2013

“If finite power can do this, what is the…”

Quelques images de la gracieuse cathédrale de York qui inspira ces paroles interrompues à Anne Brontë, alors que, gravement malade, elle n'avait plus que quelques jours à vivre.







29 mai 2013
(Crédit photo : Jean Ange)

Poke

24 juillet 2013 

Agnès Grey, le premier des deux romans d'Anne Brontë, parut au mois de décembre 1847 conjointement aux Hauts de Hurlevent pour former une même édition en trois volumes, format coutumier des œuvres destinées aux « circulating libraries » (bibliothèques commerciales de prêts) de l'époque – Jane Eyre les ayant précédé quelques semaines auparavant, au mois d'octobre. Par crainte des préjugés contre les auteurs féminins, les trois romans furent alors offerts au public sous le couvert de pseudonymes masculins : Acton (Anne), Ellis (Emily) et Currer (Charlotte) Bell. 

Tandis que, après l'échec d’un premier recueil commun de poèmes en 1846, le roman de Charlotte remporta un succès prodigieux, ceux de ses sœurs ne suscitèrent guère l'enthousiasme. Et quand Les Hauts de Hurlevent devait avant la fin du siècle être reconnue comme une production de génie, une réputation indue de bleuette naïve resta attachée à Agnès Grey jusqu'au sortir de la seconde guerre mondiale.  

Agnès Grey se présente comme le récit autobiographique d’une jeune fille originaire d'un village reculé du nord de l'Angleterre où son père occupe une cure modeste de pasteur. Dès sa naissance, elle est particulièrement chouchoutée au sein d'une famille simple et chaleureuse dont l'existence s'écoule paisiblement jusqu'au jour où un investissement malheureux du père la fait tomber dans la gêne. Cette nouvelle situation ne cause pas toutefois de chagrin à Agnès Grey qui y voit une chance pour elle de s'affirmer et de découvrir le monde. Ainsi, contre l'avis de son entourage, décide-t-elle de devenir gouvernante. Mais si Agnès Grey éprouve la plus grand confiance en ses capacités pour donner des leçons profitables aux autres, c’est elle qui en recevra d'amères sur la société et la vie de manière générale... 

S’inspirant de sa propre carrière dans la voie choisie par son héroïne, Anne Brontë fut d'abord animée à travers son roman par le désir de contribuer au débat public de son époque au sujet d'un statut bancal qui faisaient des gouvernantes ni des domestiques à proprement parler ni non plus des égales de leurs employeurs.  

À cet égard, on peut considérer Agnès Grey comme le premier roman à traiter de la question de façon réaliste, pour ne pas dire naturaliste, ce qui peut perturber du reste encore certains lecteurs, ou plutôt lectrices qui viennent à lui dans l'espoir d'y trouver de quoi satisfaire leur goût de la romance après avoir dévoré Jane Eyre ou Orgueil et préjugés

La parole d'Anne Brontë se révèle en effet sans fard sur la société victorienne et son régime de domination hypocrite qui s'exerce aussi bien sur les classes inférieures que sur les femmes en général. Anne Brontë met en scène cette domination d'abord à travers la figure d'un petit garçon tyrannique à qui l'on passe tout, Master Tom, puis à travers celle qu’Agnès Grey plaint ou blâme selon circonstances, la frivole Rosalie Murray courant après un mariage fortuné. Sur ce point, Anne Brontë montre que la famille elle-même de son héroïne, malgré l'amour et le respect entre ses membres, n'échappe pas à l'influence perverse de l'ordre patriarcal régnant.  

Mais Agnès Grey est un roman qui va au-delà de la critique sociale. Il constitue aussi une fable morale non dénué de poésie. D'un point de vue intime, le récit d'Agnès Grey s'offre comme celui d’une jeune fille qui, tel un oisillon quittant un nid douillet, cherche à trouver, non sans peine, une place dans la société qui soit en accord avec sa piété et sa bonté qui n'exclue pas les animaux (sans être du reste la seule à s'attacher à leur sort dans la littérature britannique convient-il de noter en regard de la nôtre).  

En fait, le récit d'Agnès Grey s'inscrit dans une double dynamique où réalisme et allégorie s'épousent subtilement, le second recouvrant comme en filigrane le premier qui ne perd pas de la sorte sa charge propre. On peut remarquer comment la découverte du monde et de la vie par Agnès Grey passe par une succession de cadres à chaque fois un peu plus larges : d'abord, un foyer familial retiré dans les montagnes, puis une propriété bourgeoise, puis un domaine seigneurial dont dépend tout un village, enfin une petite ville en bord de mer. À chacune de ses étapes, les expériences et les épreuves personnelles d'Agnès Grey se complexifient, notamment en matière sentimentale quand elle rencontre le brave vicaire Edward Weston. À l'origine une enfant couvée, elle devient ainsi progressivement une femme affirmant son désir d'indépendance sociale et de paix spirituelle. 

On peut supposer qu'Anne Brontë ressentit elle-même son propre vécu au fil des années à la façon d'une pèlerine studieuse passant, les uns après les autres, des classes, des échelons existentiels.  

Quoiqu'il en soit, au style clair et fluide assez remarquable, le récit initiatique d'Agnès Grey m'a tant captivé pour ma part que, quelques instants après l'avoir refermé, j'ai ressenti un léger dégagement au cœur qui m’a troublé. En méditant sur un effet si étrange, j’ai cru mesurer à quel point l’on avait eu tort de l'avoir sous-estimé comme on l’a fait.  

Agnès Grey se démarque assurément de Jane Eyre et des Hauts de Hurlevent, il délivre moins de sensations fortes. Toutefois, on pourrait dire que c'est bien une sœur Brontë qui l'a écrit si on songe que Charlotte et Emily ont fait aussi de la question de la maîtrise et de la purification des passions un thème central, chacune des trois en traitant dans un style différent, flamboyant pour Charlotte, sombre pour Emily, limpide pour Anne. Aussi, en lisant Agnès Grey pour lui-même, sans rien en attendre, lui demander, et surtout pas une exaltation aveugle des ardeurs humaines que ni Charlotte ni Emily n'ont offerte, peut-être vous aussi, comme moi, vous en serez récompensé par un doux tapotement intérieur.

Dessin d'Anne Brontë

24 juillet 2013

Bibliographie : 
Angeline Goreau : introduction chez Penguin Classics, 1988. 
Robert Inglesfield : introduction chez Oxford University Press, 1991. 
Kathryn White : introduction chez Wordsworth Classics, 1999. 
Betty Jay : Anne Brontë, Northcote House, collection Writers and Their Work, 2000.

“I shouldn’t have come”


Cherchez l'intrus...

“A classic tale of romance and mystery.”

Ainsi est présentée La Locataire de Wildfell Hall, le second roman d'Anne Brontë, paru en 1848, sur la jaquette de l'édition DVD de son adaptation produite par la BBC en 1996. 
   
Et si figure également l'avertissement « non-recommandé au moins de 15 
ans », ce n'est pas parce que La Locataire de Wildfell Hall constitue (avant tout) une œuvre sociale et morale destiné à un public à l'esprit mature, mais parce que, je suppose, il aurait été a bit too much d'inscrire : 

“A classic tale of sex and violence.”

Et alors qu'il eut été assurément moins vendeur d'être plus précis en inscrivant:

“A classic tale about domestic violence.”


Sans doute s'est-il révélé un bon compromis d'inscrire : 

“A classic tale of romance and mystery.”

Et certes La Locataire de Wildfell Hall repose d'abord sur un mystère : l'installation dans une demeure vétuste et isolée d’une jeune femme, Helen Graham, en compagnie de son fils Arthur et de leur servante Rachel. 

Gilbert Markham, propriétaire fermier, raconte comment il tombe amoureux de cette femme sans fortune (elle doit peindre des tableaux pour vivre) et farouche, en particulier quand il s'agit de son fils.  

Nouvelle venue au sein d'une communauté rurale dont elle se tient à l'écart, Helen Graham s'offre comme une source de distraction et de soupçon à la fois. Les commérages vont bon train à son sujet et l'on ne se prive pas de tenter de s'immiscer dans sa vie.  

Gilbert Markham lui-même force la relation avec Helen Graham dont il s'éprend de plus en plus au fil de leurs rencontres. Maladroit et impulsif, il ne manque toutefois ni de bonté ni d'ouverture d'esprit de sorte qu'Helen, sans se départir de sa défiance, finit par s'attacher quelque peu à lui. 

Agacé par la réserve d'Helen, Gilbert suppose alors que des obstacles secrets empêchent la jeune femme de manifester ses sentiments. Confiant pour sa part dans la force des siens, il voudrait la convaincre de lui révéler la vérité sans avoir conscience malheureusement que l'impétuosité qu'il a témoigné jusqu'à présent constitue par elle-même une difficulté. 

Ainsi, quand certains évènements l'amènent à croire qu’Helen s'amuse en fait de lui, il réagit avec une telle violence qu'Helen n’a d’autres ressources, pour clarifier la situation, que de lui remettre son journal où il pourra découvrir tranquillement tout de son terrible destin : celui d’une épouse ayant fui un mari dépravé… 

À travers La Locataire de Wildfell Hall, Anne Brontë entendait dénoncer les ravages de l'alcoolisme et la brutalité des hommes à l'égard des femmes à une époque où elles étaient même privées de tout droit sur leurs enfants. 

Comme dans Agnès Grey, Anne Brontë offre une vision sans vernis de la société britannique au XIXe siècle. Pour reprendre Josephine McDonagh dans son introduction chez OUP (édition que je recommande de la sorte), c'est à la façon d'une clinicienne, sûre de sa science et de ce qui est sain, qu'Anne Brontë ausculte les dérèglements profonds de cette société et leurs effets dommageables sur chacun, y compris un homme au bon fond comme Gilbert Markham qui voudrait être un chevalier blanc au secours de la veuve et de l'orphelin alors qu'il fait face à une femme qui ne peut divorcer. 

Médecin généraliste des êtres, Anne Brontë ne se soucie pas que des corps et des esprits, mais aussi de ce qui en recueille les mouvements : l'âme, à soumettre au regard céleste une fois la mort venue.  

La religion occupe en effet une place centrale dans La Locataire de Wildfell Hall, Anne Brontë y affirmant sa foi en un Dieu d'amour et de pardon contre les doctrines de la prédestination qui l'avaient tourmentées elle-même pendant longtemps.  

 
Comme cela n’en a pas l’air, le sujet de cet article n’est pas le roman d’Anne Brontë, mais son adaptation de 1996. Si la partie consacrée (et s’il y en a une en fait) à présenter le premier est aussi longue, c’est qu’il n’y a pas hélas autant à retirer de la seconde.  

Vraisemblablement, c'est au succès exceptionnel l'année précédente de l'adaptation d'Orgueil et préjugés de Jane Austen que l'on a dû celle de La Locataire de Wildfell Hall ainsi que de nombreux autres classiques britanniques. 

En ce qui concerne le roman d'Anne Brontë, il est malheureusement manifeste dès les premières minutes que l'on a voulu résoudre une quadrature du cercle : d'un côté, rendre hommage à une œuvre dérangeante dénué de romantisme, de l'autre donner son content de bals et de costumes à un public d’impénitentes midinettes. 

(En fait, on pourrait longtemps gloser sur ce que j'ai appelé « la machine trans-substantionnelle » avec laquelle les anglo-saxons en sont venus à faire de toute production culturelle de la pâtisserie industrielle (pseudo) démocratique.) 

Malgré les trois épisodes d'une heure dont elle est composée, cette adaptation de La Locataire de Wildfell Hall ne s'embarrasse ni de fidélité à l'intrigue (elle commence avec la fuite d'Helen) ni des personnages secondaires (elle se focalise sur la relation triangulaire entre Helen, Arthur et Gilbert) ni à plus forte raison des détails : ainsi, après la scène initiale de sa fuite, voit-on Helen s’installer dans son nouveau domicile en devant tout arranger elle-même avec sa servante (que de poussières soulevées dans l'intention peut-être d'apitoyer la ménagère britannique) alors que, dans le roman, on s’en est chargé avant son arrivée. 

L’adaptation se hâte ensuite de nous montrer Helen peignant en plein air sans se rendre compte que son fils joue à l’écureuil sur les branches d'un arbre, et joue mal ce rôle comme une chute sur le sol le menace. Heureusement, Gilbert Markham tombe à pic pour le secourir – ce dont Helen ne lui sera pas autrement reconnaissante. Au contraire, de voir son fils dans les bras de Gilbert fait surgir dans son esprit le souvenir d’hommes éméchés se le passant brutalement à la ronde. Il faudra de la sorte une autre scène de péril pour qu'Helen réalise combien Gilbert est l'homme qu'il lui faut pour élever son enfant – scène inventée pour ne pas faire trop languir, je suppose, certaines spectatrices par le long récit d'une relation pleine de tensions.

En attendant, après sa première rencontre avec Gilbert, c'est avec retard (peut-être à cause de la lessive à finir) que l'on assiste à l'arrivée d'Helen pour le service dominical du village au cours duquel le pasteur, manquant de tout sauf de satisfaction de lui-même, est croqué du moins dans un style brontëen orthodoxe.  

Une fois la messe achevée, la piété qui habite l'héroïne d'Anne Brontë est illustrée en la faisant aller s'agenouiller avec son fils devant la croix. Toutefois, comme si l'on avait voulu ne pas s'appesantir sur ce trait, la jeune femme commence à peine ses prières qu'elle s'interrompt pour caresser les cheveux de sa progéniture avant finalement de décider de remettre tout de bon ses dévotions à un autre dimanche comme elle s'avise qu'un homme mystérieux est en train de la scruter de dehors à travers une grille... 

Ce dernier va se révéler être Lawrence, le propriétaire de Wildfell Hall après une scène étrange et irréelle qui voit Helen, à sa sortie de l'église, devoir se frayer son chemin à travers la masse des autres fidèle s'agglutinant autour d'elle avec de nouveaux mouvements circulaires de la caméra qu'on peut trouver à force quelque peu désagréable pour l'estomac. 

Voici comment l'adaptation du roman d'Anne Brontë délivre ses grandes données dans un assemblage malhabile de raccourcis, d'expédients, d'innovations et de mouvements abrupts de caméra qui auront pour résultat de transformer le roman de mœurs subtil d'Anne Brontë en un mélodrame sirupeux de consommation courante. 

Ainsi, comme je l'ai déjà évoqué, les personnages secondaires, à travers lesquels Anne Brontë enrichit son propos sur la violence et la dissipation, sont complètement négligés dans l'adaptation malgré ses trois heures de durée.  

Tout y est centré sur Helen, Gilbert et Arthur, les autres personnages gravitant autour d’eux à la façon de simples figurants. Lord Lowborough et ses longs efforts pour surmonter sa passion du jeu et de l'alcool ? Il est réduit à apparaître fugacement comme le toutou de sa femme (et maîtresse d'Arthur), Annabella. Millicent Hargrave, jeune femme effacée au mariage également difficile ? De la même manière, elle n’apparaît qu'à l'occasion de deux ou trois brèves scènes larmoyantes. Fergus, le frère de Gilbert à qui Anne Brontë donne le rôle d'un bouffon du roi franc et cinglant ? Je crois qu'il ne lui est même pas réservé une seule réplique, etc. 

À l'inverse, pour en venir aux vedettes, on n'a pas hésité à en rajouter avec Arthur Huntingdon. En fait, s'il suscite dans le roman un certain malaise chez Helen dès le début de leur relation, il n'en est pas de même à l'écran où il est représenté comme un fiancé plutôt sympathique et charmant. Toutefois, ce sera ensuite pour mieux le faire se déchaîner dans des scènes outrancières fabriquées à nouveau de toutes pièces comme celle où il besogne Annabella contre une porte sous les yeux choqués de son épouse, dissimulée, avant d'aller rejoindre celle-ci pour la battre et vouloir la violer.... 

De son côté, l'Helen offert par la BBC apparaît fade en comparaison de celle imaginée par Anne Brontë. Sans s'attarder sur le jeu raide de l'actrice, on peut déplorer le choix de placer au rang d'accessoire le caractère pieux et moral du personnage, caractère qui, tout au long de la série, n'est jamais guère que signifié au moyen, par exemple, de gros plans sur sa croix portée en pendentif. Dans ces conditions, sans doute n'y a-t-il pas de quoi être surpris de voir la jeune femme céder à la tentation d'embrasser fougueusement Gilbert dès le premier épisode de l'adaptation quand ils se font même pas une seule bise dans les quatre cents pages du roman !  

Il est vrai que le Gilbert dans les bras duquel tombe cette Helen quelque peu délurée est le modèle du parfait gentleman farmer d’harlequinade britannique, un peu rustre et bourru certes, mais juste ce qu'il faut pour faire rêver de redresser son col de chemise avant qu'il parte faire la promenade du chien dans la lande. Or, dans le roman, pour brave homme qu'il soit, Anne Brontë souligne parfois la violence tapie chez Gilbert de façon tout à fait perturbante. 

Et à tordre et à retordre dans tous les sens La Locataire de Wildfell Hall, ce Gilbert n’est pas non plus celui qui lit le journal d’Helen à l'intérieur d'une diligence dans laquelle il est monté pour se rendre au domicile conjugal de celle qui y est revenue pour soigner un mari maintenant malade et abandonné de quasiment tous.  

Non, car Gilbert, dans le roman, poursuit et achève sa lecture dans sa chambre de célibataire sous le toit familial – il ne surgit pas chez les Huntingdon sous les yeux interrogateurs d'un rival occupé tranquillement pour une fois à jardiner, il ne grimpe pas quatre à quatre les marches du perron dans l'intention de convaincre Helen de repartir avec lui au nom du « droit au bonheur », il n'entend pas alors la jeune femme répondre laconiquement qu'elle préfère le devoir de sorte qu'il n'a pas, pour finir, de quoi soupirer stupidement :

“I shouldn’t have come”

Sans doute pas Gilbert si vous n'aviez pas envie de faire du roman d'Anne Brontë une farce. En fait, cet épisode n'est pas le seul dans cette adaptation de La Locataire de Wildfell Hall qui peut provoquer l'esclaffement. Pour s'aviser des différences, il faut certes lire d’abord le roman mais, si on aime les films comiques, pourquoi ne pas s'y tenir ?

6 novembre 2013
 
Mike Barker: The Tenant of Wildfell Hall, BBC, 1996.

I : Édition de The Tenant of Wildfell Hall chez Oxford University Press, 2008.

Les derniers jours d'Anne Brontë

Particulièrement pieuse, Anne Brontë connut tout au long de sa vie le doute et l'angoisse engendrés par la doctrine calviniste de la prédestination (selon laquelle Dieu a désigné d'avance les âmes élues et les âmes maudites).  

Ses romans comme ses poèmes portent la marque de ces tourments et de ses efforts pour les surmonter. Dans La Locataire de Wildfell Hall, elle devait ainsi finir par affirmer sa foi dans un Dieu bienveillant et charitable à l'égard de toutes ses créatures sans exception.  

Elle l'affirmera aussi dans sa manière d'affronter l'approche de sa mort à la fleur de l'âge comme Ellen Nussey le relata dans un récit qu'Elizabeth Gaskell intégra à sa célèbre biographie de l'aînée des Brontë parue en 1857. 

Ce récit des tout derniers jours d'Anne Brontë constitue un des rares documents, sinon le seul, qui offre d'elle un témoignage direct et substantiel - sans voile littéraire si on considère qu'Anne se représenta dans le personnage d'Agnès Grey. C'est pourquoi j'ai éprouvé le désir de le traduire pour ce carnet – modestement à nouveau : 

« Elle laissa derrière elle son foyer le 24 mai 1849 – elle mourut le 28 mai [à 29 ans]. Sa vie fut calme, discrète, spirituelle : ainsi fut sa fin. Au cours des épreuves et des fatigues du voyage [entrepris avec sa sœur Charlotte Brontë et Ellen Nussey pour la station balnéaire de Scarborough en mer du Nord], elle manifesta le courage et la force d’une martyre. Être dépendante des autres lui était beaucoup plus pénible que les douleurs terribles et lancinantes qu’elle devait subir. 

York fut notre première étape. Là notre chère invalide reprit tant de vigueur, fut si gaie et si heureuse que cela nous donna quelque réconfort et espoir d'une amélioration temporaire de son état grâce au changement qu’elle avait demandé avec ardeur, changement que ses amis pour leur part redoutaient.  

À sa requête, nous nous rendîmes à la Cathédrale. Celle-ci la subjugua de plaisir, non seulement en raison de sa masse gracieuse et impressionnante, mais aussi parce qu’elle lui inspira un sentiment bouleversant de toute-puissance. Alors qu’elle en contemplait la structure, elle dit : " Si un pouvoir fini peut accomplir cela, qu’est-ce que…? " L’émotion interrompit sa phrase et nous nous hâtâmes de l’éloigner vers une scène moins excitante. 

La faiblesse de son corps était grande, mais sa gratitude pour tout bienfait l’était davantage. Par exemple, après avoir difficilement marché vers sa chambre, elle joignait ses mains et levait ses yeux en remerciements silencieux, et elle accomplissait cela sans renoncer aux prières, car elle les faisait également, à genoux, avant de consentir à se reposer. 

Le 25, nous arrivâmes à Scarborough, notre chère invalide ayant tout le long voyage dirigé nos regards vers les perspectives remarquables offertes. 

Le 26, elle fit un tour en charrette sur la plage pendant une heure. De peur que le pauvre âne soit forcé par le conducteur à aller à une plus grande vitesse que son cœur tendre le jugeait approprié, elle prit elle-même les rênes pour conduire l’animal. Quand elle fut rejointe par son amie, elle était en train de recommander au petit maître de l’âne de bien traiter celui-ci. Elle avait toujours aimé les êtres muets, prête à sacrifier son propre bien-être pour le leur. 

Le dimanche, le 27, elle désira aller à l’église. Ses yeux étaient brillants à l’idée de célébrer une fois de plus son Dieu parmi ses semblables. Nous estimâmes plus prudent de l’en dissuader bien que son cœur tenait à rejoindre les autres dans le culte. 

Elle marcha un peu dans l’après-midi. Trouvant un siège confortable et abrité près de la plage, elle nous pria de la laisser seule pour que nous profitions des alentours, nouveaux pour nous mais familiers pour elle. Elle aimait l’endroit et désirait que nous partagions sa prédilection. 

La soirée s’acheva avec le plus splendide couché de soleil jamais vu. Sur la falaise, le château se dressait dans la gloire, doré par les rayons de l’astre du jour déclinant. Les bateaux au loin étincelaient comme de l’or poli. Les petites embarcations près de la plage se balançaient sous le flux et le reflux des eaux, invitant des passagers. La vue était superbe au-delà de toute description. Anne fut traînée sur son fauteuil devant la fenêtre pour jouir du spectacle avec nous. Son visage s’éclaira à l’unisson de ce qu’elle pouvait contempler. Peu fut dit, car il était clair que la vue imposante la faisait songer à d’autres régions où la gloire ne s'éteint jamais. Elle se préoccupa à nouveau du service religieux et souhaita que nous la quittions pour nous joindre à ceux assemblés dans la Maison de Dieu. Nous refusâmes, insistant gentiment sur le devoir et le plaisir de rester auprès d’elle, si chère à nous et si faible. Une fois réinstallée près du feu, elle discuta avec sa sœur de l’opportunité de retourner chez elles. Pour sa part, elle n’y tenait pas. Elle dit qu'elle craignait toutefois que les autres puissent souffrir davantage si son décès se produisait loin d’eux. Elle pensait probablement que le transport de ses restes au cours d’un long trajet était plus que sa sœur pourrait supporter – comme son père s'il voyait un troisième de ses enfants [après son frère Branwell et sa sœur Emily] prendre place au sein du caveau familial en l'espace seulement de neuf mois. 

La nuit passa sans progrès apparent de la maladie. Elle se leva à sept heures et exécuta, selon son souhait, la plus grande part de sa toilette. Sa sœur cédait toujours à de tels points, croyant que l'on témoigne davantage de prévenance quand on n'insiste par sur l’invalidité d'une personne si celle-ci refuse de la reconnaître. Rien d’alarmant ne se produisit jusqu’à onze heures quand elle fit part d’une sensation de changement. Elle croyait qu’elle n’avait plus longtemps à vivre. Pourrait-elle revenir à la maison vivante si nous nous préparions immédiatement à un départ ? On fit chercher un docteur. Elle s’adressa à lui avec un parfait sang-froid. Elle le pria de dire combien de temps il pensait qu’elle avait à vivre – sans redouter de lui dire la vérité, car elle n’avait pas peur de la mort. Avec réticence le docteur admit que l’ange de la mort était déjà arrivé, et que la vie fuyait à grands pas. Elle le remercia de sa franchise, et il partit avec l’intention de revenir bientôt. Elle occupait toujours le fauteuil. Elle avait l’air si sereine, si confiante que cela diminuait le chagrin bien que toutes savions que la séparation était proche. Elle joignit ses mains et invoqua avec révérence une bénédiction du ciel, d’abord pour sa sœur, puis pour son amie à qui elle dit : " Soyez une sœur à ma place. Donnez à Charlotte autant de compagnie que vous le pourrez. " Elle nous remercia ensuite chacune pour notre gentillesse et pour notre attention.

Bientôt alors, la mort, impatiente, apparut, et elle fut portée jusqu’au sofa. Quand on lui demanda si elle se sentait mieux, elle regarda avec gratitude celle qui l’avait interrogée et elle dit : " Ce n’est pas VOUS qui pouvez me procurer du soulagement, mais bientôt tout sera bien, grâce aux mérites de notre Rédempteur. " Peu ensuite, voyant que sa sœur contenait avec peine sa douleur, elle dit : " Courage, Charlotte, courage. " Sa foi ne vacilla jamais, de même que ses yeux, jusqu’aux environs de deux heures quand, calmement et sans un soupir, elle passa du monde temporel au monde éternel. Si tranquilles et si saints furent ses derniers moments. Elle n’exprima pas un seul désir de soutien ou une pensée de crainte. Le docteur repassa deux ou trois fois. L’hôtesse savait que la mort rodait, et pourtant la maison fut si peu dérangée par la présence de l’agonisante et par la douleur des personnes l’ayant accompagnée, que l’on entendit l’annonce du dîner à travers la porte entrouverte alors même que la sœur survivante fermait les yeux de la morte. Charlotte ne pouvait plus maintenant supporter la montée de chagrin et il éclata, brièvement mais avec force. Charlotte avait cependant une autre personne près d’elle et elle y dirigea ses pensées, son soin et sa tendresse. Il y avait perte, mais il n’y avait pas solitude – la compassion était là et elle l’accepta. Dans le calme vint la considération du transport des restes de la chère morte à leur lieu de repos chez elles. Cette triste tâche ne fut cependant jamais accomplie, car la sœur affligée décida de laisser les fleurs là où elles étaient tombées. Elle croyait que cela serait en accord avec les souhaits de la défunte. Celle-ci n’avait pas exprimé de préférence. Elle ne se souciait pas de la question de la sépulture, destination du corps, mais de tout ce qui s’ouvrait au-delà d'elle. 

Ses restes reposent : 

" Où le soleil du sud réchauffe la terre maintenant chère | Où les flots de l’océan lavent et battent le rocher escarpé couvert de verdure." » 

Œuvre d'une personne elle aussi des plus ardentes en matière religieuse, ce récit vibre d’une certaine emphase. Il n’en reste pas moins que les derniers jours d’Anne Brontë ont de quoi faire impression. Ils montrent que la spiritualité (de même que la bonté) de celle-ci était profonde quoi que l'on puisse penser de la foi en elle-même. Il est fort regrettable que l'on ait pris la modestie avec laquelle Anne Brontë se lança dans l'écriture pour de la médiocrité, d'autant que d'Agnès Grey à La Locataire de Wildfell Hall, elle gagna en ampleur de sujet en faisant toujours prévaloir l'esprit de vérité sur le désir de plaire – il serait temps, à mon sens, qu'on la loue pour cette attitude qui était particulièrement difficile à tenir à son époque.

18 décembre 2013

« Voyons, voyons... »

Arrêt à la gare de Seamer. 

Une odeur fraîche et salée indique que Scarborough n’est plus loin. 

J’ai pris une nouvelle fois le Trans-Pennine-Express vers cette station balnéaire sur les côtes de la mer du Nord aussi bien que pour recueillir sur la tombe d'Anne Brontë que me promener simplement un peu. 

Une fois le train arrivé, je me rends directement au cimetière de l’église Sainte-Marie qui se trouve sur une colline, un peu en-contrebas du château juché au sommet. Depuis la plage du sud, une des murailles de celui-ci, courant sur une crête plate et s’arrêtant au bord d’une falaise escarpée, peut apparaître comme un profil découpé dans du papier. Cette vue qu’un exemple du pittoresque offert par Scarborough et ses maisons en brique, ses établissements huppés du XIXe siècle, sa grande passerelle bleue, son petit Luna-park, etc.  

Séparée de l’Église Sainte-Marie par une voie descendant vers le port, la parcelle où repose Anne Brontë est composée de stèles grises plus ou moins de travers, celle d’Anne Brontë étant évidemment bien entretenue. Il se trouve même une ruine d’arche qui pourrait donner une allure gothique à l’endroit, mais la pelouse verte et le charme de la ville tout autour inspirent plutôt la paix – à la différence du cimetière d'Haworth sur lequel donnait directement les fenêtres du logis des sœurs Brontë.  

Anne Brontë est la seule de sa famille à ne pas être décédée à Haworth. Gravement malade, elle dut insister auprès de sa sœur pour voir une dernière fois une cité (dépeinte probablement comme la ville de A. où Agnès Grey finit son pèlerinage existentiel) où elle avait séjourné à plusieurs reprises en compagnie de la famille chez qui elle était gouvernante. Peut-être força-t-elle un caractère d'ordinaire effacée comme à d'autres moments de sa vie, notamment pour convaincre sa famille de ses capacités à travailler ou plus tard pour se défendre des critiques à l'égard de La Locataire de Wildfell Hall

Nous l'avons fait remarquer plusieurs fois, une image mièvre a longtemps été attachée à Anne Brontë et à son œuvre, souffrant aux yeux de beaucoup de la comparaison avec celle de ses sœurs.   

Certes, Anne Brontë a offert moins de passion déchaînée. Dans ses romans, point d'héroïne errante sur les chemins pour coucher à la belle étoile ou de fantôme tapant à la fenêtre.  

Heureusement on a fini par apprécier leurs mérites propres et leur vérité à l'égard de la société victorienne et des êtres, Anne Brontë ne déparant pas à ce titre avec les grands auteurs réalistes de la littérature britannique. 

La spiritualité qui les traverse me semble aussi remarquable. Pour ma part, Agnès Grey m'a touché comme aucune autre œuvre dans son expression modeste et délicate de la foi.  

Je pourrais m'étendre à nouveau beaucoup au sujet d'Anne Brontë mais, pour ainsi dire, je dois m'en retourner maintenant à mon hôtel à Bradford. 

En fait, nous mettrons de cette façon un terme à notre exploration de l’œuvre et de la vie des sœurs Brontë.  

En posant ma main par curiosité sur Jane Eyre dans une bibliothèque de quartier à Saint-Étienne il y a de cela seulement deux ans, je ne pensais pas que j'allais être saisi d'une telle passion et me lancer dans une étude aussi prenante. Malgré mes limites assurément, j'espère avoir suscité l'intérêt pour des auteurs dont la popularité n'a pas toujours suscité des productions heureuses, aussi bien en Angleterre (ce pays où les vautours ne sont certes pas menacés d'extinction) qu'en France. 

 20 mars 2014