The Wanderer of the Moors est un blog dédié aux sœurs Brontë. Il est maintenant achevé. Les sœurs Brontë sont nées au début du XIXe siècle dans le Yorkshire, région alors industrielle au Nord-Est de l'Angleterre. Elles ont passé leur brève vie dans un certain isolement, pour la plus grande part à Haworth, bourg au pied de la lande qu'elles chérissaient. Elles se sont adonnées à l'écriture dès l'enfance en compagnie de leur frère Branwell (1817-1848) qui devait mourir alcoolique et drogué. Si Charlotte (1816-1855) est connue de tout un chacun pour Jane Eyre (1847), elle a écrit trois autres romans : Le Professeur (vers 1846, publié en 1857), Shirley (1849) et Villette (1853). Tous ont pour sujets communs l'amour et la réalisation de soi dans une société inégalitaire et patriarcale. Pour sa part, Emily (1818-1848) a développé un romantisme personnel et sombre dans ses poèmes et Les Hauts de Hurlevent (1847). Enfin, Anne Brontë (1820-1849) a traité d'abord du sort des gouvernantes d'après ses propres expériences dans Agnès Grey (1847), roman empreint particulièrement de piété. Inspirée probablement par son frère, elle s'est ensuite attaquée aux ravages de l'alcoolisme et de la débauche dans La Locataire de Wildfell Hall (1848).

Ruminations de jeune fille – La condition féminine dans Shirley

« Séparée de miss Keeldar pour le présent, car elle ne pouvait aller la chercher au milieu de ses parents; éloignée de Fieldhead par la commotion qu'avaient produite les nouveaux arrivés, Caroline se trouva de nouveau confinée au sombre presbytère, aux promenades solitaires dans les sentiers écartés. Elle passait ses longues et tristes après-midi, tantôt assise dans le tranquille parloir que le soleil quittait vers le milieu du jour, tantôt, immobile comme une statue, dans le bosquet du jardin où ses rayons brillants, quoique tristes, passant à travers les groseilliers, venaient dessiner des carrés et des losanges sur sa blanche robe d'été. Là, elle lisait de vieux livres pris dans la bibliothèque de son oncle : les livres grecs et latins n'étaient d'aucun usage pour elle, et la collection de littérature légère qui avait appartenu à sa tante Mary n'avait rien de bien attrayant. Quelques vénérables Magazines pour les dames, qui avaient autrefois accompli un voyage en mer avec leur maîtresse et avaient essuyé une tempête, et dont les pages étaient salies d'eau salée; quelques absurdes magazines méthodistes pleins de miracles, d'apparitions, d'avertissements surnaturels, de songes sinistres, et de fanatisme furieux; les non moins folles Lettres des Morts aux Vivants, de Mrs. Elisabeth Rowe; quelques vieux classiques anglais : de ces fleurs flétries Caroline avait dans son enfance extrait tout le miel, et elles étaient maintenant sans saveur pour elle. En manière de changement, et aussi pour faire le bien, elle se mettait à coudre, à confectionner des vêtements pour les pauvres sous la direction de Miss Ainley. Quelquefois, lorsqu'elle sentait les larmes lui venir dans les yeux et qu'elle les voyait lentement tomber sur son ouvrage, elle se demandait comment l'excellente femme qui avait coupé et disposé cet ouvrage pouvait garder une sérénité si égale dans sa solitude.

Jamais je ne trouve Miss Ainley opprimée par le désespoir ou abattue par le chagrin, pensait-elle; et cependant son petit cottage est un triste endroit, et elle n'a ni brillante espérance, ni ami dans le monde. Je me rappelle néanmoins qu'elle m'a dit une fois avoir accoutumé ses pensées à tendre toujours vers le ciel. Elle convenait qu'il n'y avait, et qu'il n'y avait jamais eu que peu de jouissances en ce monde pour elle; et je suppose qu'elle a dirigé ses espérances vers le bonheur de la vie future. Ainsi font les religieuses, dans leur cellule fermée, avec leur lampe de fer, leur robe collante comme un suaire, leur lit étroit comme un cercueil. Elle dit souvent qu'elle n'a aucune crainte de la mort, aucune terreur de la tombe; pas plus sans doute que saint Siméon Stylite en haut de sa terrible colonne, au milieu de la solitude sauvage, pas plus que l'Hindou fanatique étendu sur sa couche de pointes de fer. Mais ceux-là, ayant violé les lois de la nature, avaient leurs sympathies et leurs antipathies naturelles renversées. Ils étaient arrivés à un état morbide. Je crains encore la mort, mais je crois que c'est parce que je suis jeune : la pauvre Miss Ainley s'attacherait davantage à la vie, si la vie avait plus de charme pour elle. Dieu ne nous a certainement pas créés et ne nous faits pas vivre pour que nous désirions continuellement la mort. Je crois intimement que nous avons été destinés à aimer la vie et à en jouir aussi longtemps qu'elle nous est donnée. Dieu, en nous donnant l'existence, n'a jamais entendu qu'elle soit cette chose pâle, inutile et languissante, qu'elle devient pour beaucoup, et pour moi en particulier. 

Personne, continua-t-elle, personne n'est à blâmer pour l'état dans lequel se trouvent les choses, autant du moins que je puis le voir, et je ne pourrais dire, après y avoir beaucoup réfléchi cependant, comment elles pourraient être améliorées; mais je sens qu'il y a quelque chose de mal quelque part. Je crois que les femmes non mariées devraient avoir plus à faire, de plus intéressantes et surtout plus profitables occupations, qu'elles n'en possèdent maintenant. Et, lorsque je parle ainsi, je ne crois nullement offenser Dieu par mes paroles ; je ne crois pas être impie ou impatiente, irréligieuse ou sacrilège. Ce qui me console, du reste, c'est de penser que Dieu a compassion de bien des douleurs et entend bien des soupirs, auxquels les hommes ferment leurs oreilles ou qu'ils regardent avec un air de mépris impuissant. Je dis impuissant, car je vois qu'aux peines que la société ne peut guérir, elle défend ordinairement de s'exprimer, sous peine de son mépris : ce mépris est une espèce de manteau de clinquant qui recouvre sa faiblesse difforme. Les gens n'aiment pas qu'on leur rappelle des maux qu'ils ne peuvent ou ne veulent guérir ; car le sentiment de leur propre incapacité, ou de l'obligation où ils sont de faire des efforts qui ne leur plaisent pas, trouble leur quiétude et leur satisfaction d'eux-mêmes. Les vieilles filles, comme les pauvres sans asile et sans travail, ne doivent demander ni une place ni une occupation dans la société : cela trouble les heureux et les riches ; cela trouble les parents. Voyez les nombreuses familles de filles du voisinage : les Armitage, les Birtwhistle, les Sykes. Les frères de ces filles ont tous un commerce ou une profession ; ils ont quelque chose à faire. Leurs soeurs n'ont aucun emploi terrestre, si ce n'est le soin de la maison et la couture ; aucun plaisir terrestre, si ce n'est d'improfitables visites : aucune espérance, dans toute leur vie à venir, de rien de meilleur. Cet état de stagnation fait décliner rapidement leur santé; elles ne sont jamais bien portantes, et leur esprit et leurs idées se rétrécissent prodigieusement. Le grand désir, le seul but de chacune d'elles, est d'être mariée, mais le plus grand nombre ne le seront jamais. Elles mourront comme elles vivent maintenant. Elles passent leur vie à dresser, des plans et à tendre des pièges pour attraper des maris. Les gentlemen les tournent en ridicule; ils n'ont pas besoin d'elles et ne font d'elles aucun cas : ils disent, je les ai entendus plusieurs fois le dire avec un rire moqueur, que le marché matrimonial est encombré. Les pères disent la même chose et se mettent en colère lorsqu'ils remarquent les manœuvres de leurs filles : ils leur ordonnent de demeurer à la maison. Que veulent-ils qu'elles fassent à la maison? Si vous le demandez, ils répondent : coudre et faire la cuisine : ils attendent qu'elles fassent cela, et cela seulement, de bon cœur, régulièrement, sans aucune plainte, pendant toute leur vie, comme si elles n'avaient aucun germe de facultés pour rien autre chose ; doctrine aussi raisonnable à soutenir que celle qui prétendrait que les pères n'ont aucune facultés pour manger la cuisine que font leurs filles ou porter les vêtements qu'elles cousent. Est-ce que les hommes pourraient vivre ainsi eux-mêmes? Ne seraient-ils pas bientôt fatigués? Et, lorsqu'ils ne recevraient aucun soulagement dans leur fatigue, mais seulement des reproches à sa moindre manifestation, est-ce que leur fatigue ne finirait pas par se changer avec le temps en frénésie? Lucrèce, filant à minuit au milieu de ses suivantes, et la femme vertueuse de Salomon, sont souvent citées comme les modèles de ce que le sexe (comme ils disent) devrait être. Je n'en sais rien ; Lucrèce, j'ose le dire, était une fort digne sorte de personne, ressemblant beaucoup à ma cousine Hortense Moore ; mais elle faisait veiller ses servantes fort tard. Je n'aurais pas aimé être au nombre de ses filles. Hortense se conduirait absolument de même envers moi et Sarah, si elle le pouvait, et nous ne pourrions le souffrir ni l'une ni l'autre. La « femme vertueuse » avait toute sa maison sur pied à minuit; elle servait le déjeuner avant une heure du matin ; mais elle avait autre chose à faire que de filer et de distribuer des portions : elle était manufacturière, elle fabriquait de la toile et la vendait; elle s'occupait d'agriculture, elle achetait des domaines et plantait des vignes. Cette femme était une ménagère : c'était ce que nos matrones appellent une femme habile. En somme, je la préfère de beaucoup à Lucrèce ; mais je crois que ni M. Armitage ni M. Sykes n'eussent eu l'avantage sur elle dans un marché; cependant je l'aime. « La force et l'honneur étaient ses vêtements; elle possédait la confiance de son époux. La sagesse parlait par sa bouche; sur sa langue était la loi de douceur : ses enfants croissaient en la bénissant; son mari aussi chantait ses louanges.» Roi d'Israël, votre modèle de la femme est un admirable modèle ! mais sommes-nous, de nos jours, élevées pour lui ressembler? Hommes du Yorkshire! vos filles atteignent-elles à ce royal modèle? Pouvez-vous leur donner un champ dans lequel leurs facultés puissent s'exercer et se développer? Hommes d'Angleterre! regardez vos pauvres filles, dont beaucoup s'étiolent autour de vous, dévorées par la consomption  ou , ce qui est pire, dégénérant en aigres vieilles filles, envieuses, médisantes, misérables, parce que la vie est pour elles un désert ou, ce qui est le pire de tout, réduites à chercher par la coquetterie et de méprisables artifices à gagner par le mariage celte position que l'on refuse au célibat. Pères de famille, ne pouvez-vous changer cet état de choses? Non peut être tout à coup; mais examinez sérieusement ce sujet lorsqu'il vous sera soumis ; recevez-le comme un thème digne de considération ; ne le rejetez pas avec une sotte plaisanterie ou une insulte indigne d'un homme. »

20 novembre 2013