En effet, « le fait qu’Emily soit insaisissable en a fait un sujet de nombreuses inventions, un écran blanc sur lequel l’imagination peut se donner libre-cours ».
Lucasta Miller eut pu ajouter, non seulement en Angleterre, mais aussi du côté sérieux de la Manche que la fièvre brontëique n'a certes pas épargné. Pour prendre un seul exemple d’accès national virulent, voici ce que Teodor de Wyzewa relata dans sa préface à sa traduction en français (la première en date) des Hauts de Hurlevent en 1892 – sous le titre Un amant :
« Le corps de cette chère jeune fille repose maintenant dans un caveau de l'église de Haworth, tout au sommet de cette colline qu'elle a si passionnément aimée. Son âme aussi, j'imagine, doit avoir obtenu la permission d'y demeurer à jamais, puisque tout autre séjour lui était impossible. Je crois bien même l'y avoir vue, dans la visite que j'ai faite à la petite église du village : c'était une âme pâle et douce, tout odorante du parfum des bruyères. Elle flottait devant moi ; mais quand je voulus l'approcher, je ne vis plus rien. »
Dans un pays cartésien comme le nôtre, le récit d'une telle expérience ne manqua pas du reste de laisser perplexe certains. Ainsi Paul Ginisty dans les pages du quotidien Gil Blas au mois d'août de la même année 1892 :
« À la vérité, on dirait que c'est moins encore de l'oeuvre, toute bizarre soit-elle, que de son auteur, que s'est épris M. de Wyzewa. Il y a de ces idéales amours littéraires, de ces amours posthumes, de ces mystérieuses tendresses pour des figures évanouies. M. de Wyzewa est hanté par la vision de cette pâle jeune fille, de cette Emily Brontë, à qui une mort prématurée épargna l'horreur de la décrépitude, dont la destinée fut mélancolique et qui, n'ayant guère quitté un coin solitaire du Yorkshire devina, sans y avoir été mêlée, les orages de la vie. »
*
Mais venons-en à notre roman vaccin anglais contre de tels égarements (ou bien, allez savoir en fait...).
“Who’s the real Emily ?”, telle est la question posée par un des protagonistes de Four Dreamers and Emily.
Est-elle cette vague silhouette sur une photo achetée à Bruxelles (Emily Brontë y étudia une huitaine de mois avec sa sœur Charlotte) comme veut le croire Eileen, vieille fille solitaire qui prétend aussi descendre de la famille Nussey ? (Ellen Nussey fut une amie proche de Charlotte Brontë).
De son côté, Timothy, un vieil homme malade et esseulé aussi depuis la mort de sa femme, fait-il vraiment face à des apparitions du fantôme de l'auteur des Hauts de Hurlevent comme il s'en ouvre au professeur Pendlebury avec lequel il entretient une correspondance qui constitue son unique réconfort ?
Le professeur Pendlebury est loin de se gausser de ce qui ne constitue sans doute que des illusions. Au vrai pour elle aussi, cette correspondance représente un peu d'air alors que la dépression nerveuse la menace, coincée qu'elle est entre une famille prenante et un institut où elle a du mal à supporter aussi bien le management commercial récemment établi que ses collègues prétentieux.
Ces derniers éprouvent tant de mépris à l'endroit de la “lower class” qu'ils n'ont même pas la politesse de saluer à la cafeteria une serveuse comme Sharon. Il ne se trouve que le professeur Pendlebury pour témoigner de la bienveillance envers cette jeune femme complexée par son obésité et pleine de ressentiment pour la « grande culture » et ceux qui la représentent autour d'elle.
Toutefois, comme elle l'apprend au professeur Pendlebury, Sharon a lu et aimé Jane Eyre au point de s'y identifier, ce qui donne l'idée à la première l'idée de l'inviter à la conférence qu'elle prépare tant bien que mal au sujet d'Emily Brontë.
À cet événement qui doit se tenir à Haworth, le village où Emily vécut la plus grande part de sa vie et mourut, le professeur Pendlebury invite également Timothy qui fantasme volontiers sur elle. Par contre, elle ne voudrait pas que “Mrs. Passion”, alias Eileen, s’y impose et provoque des esclandres avec sa manière de croire savoir “who the real Emily is”...
Tel est le début d'un roman que j'ai trouvé réussi pour ma part avec ses portraits touchants de personnes dont les croyances farfelues suscitent habituellement la dérision. Malheureusement, la suite, qui voit le roman devenir une satire du petit monde brontëen, m'a beaucoup moins plu.
Que si Pise offre une tour penchée, Haworth offre une rue en pente raide que jalonne une même quantité de boutiques de souvenirs, soit. Que les visiteurs passent davantage de temps à faire le tour de ces boutiques que du Parsonage Museum, certes. Que tout compte fait, le sentimentalisme, pour ne pas dire la niaiserie, préside au culte populaire des sœurs Brontë, sans doute. Et de même encore quant au fait que de nombreux universitaires seraient moins émus de pouvoir discuter avec le fantôme d'Emily que de disposer de son cadavre frais pour le disséquer selon les dernières théories sociologiques ou philosophiques à la mode, quel cynisme...
Ce que je reproche cependant à Stevie Davis, c'est de procéder à une satire facile, voire grossière de tout cela comme quand elle dévore entre ses dents les universitaires et leurs vues hermétiques au sujet d'Emily Brontë sans prendre la peine d'exprimer ses propres vues – ou disons plutôt celles du Professeur Pendlebury – au risque de jeter un discrédit complet sur les études littéraires de façon injuste.
De même, c'est de façon convenue que Stevie Davies multiplie les événements loufoques arrivant à ses personnages lors de leur week-end à Haworth au prix de les réduire à des marionnettes désincarnées et de faire perdre toute empathie pour eux.
Le roman prend ainsi la tournure d'une farce manquant d'inspiration d'une façon d'autant plus regrettable que le fond du propos sur la solitude et l'incommunication de Stevie Davies reste hélas lucide : sa conférence ne réunit pas ses participants, ou bien de façon indirecte.
D'un côté, Eileen et Timothy, dans leur solitude, aimeraient chacun entretenir un rapport privilégié avec Emily Brontë de façon désespérée. De l'autre, les universitaires se révèlent avant tout préoccupés de s'affirmer eux-mêmes sans esprit véritable d'échange.
Dans le roman, le mot bond (lien) revient à plusieurs reprises, inscrit en italique. Sans doute le désir Timothy, et Eileen d'en avoir un avec Emily Brontë est-il vain. En définitive, c'est peut-être pour cela que ce qui anime le professeur Pendlebury envers elle demeurera un mystère.
Qui peut prétendre en effet dire « qui est la vraie Emily » ?
À cet égard, Stevie Davies se contente de placer des extraits de poèmes en ouverture de chaque chapitre comme pour faire entendre un peu la voix d’Emily Brontë dans sa pureté . Là, sur des pages de papier, cette voix vibre toujours. Elle ne peut pas en dire davantage non plus : à chacun de s’y recueillir dans ses bornes ?
Pour ma part, je trouve cette attitude un peu courte comme si, disons-le franchement, l'auteur avait-lui été lui-même fort déprimé et avait voulu faire de son roman un exutoire où régler quelque peu des comptes personnels.
Quoi qu'il en soit, le roman m'a paru être trop formaté lui-même selon les goûts du public britannique pour la fantaisie et les résolutions heureuses – à moins que les deux ne soient liés...
13 mars 2014
Stevie Davies : Four Dreamers and Emily, The Women's Press, 1996.