Dans Last Things, Janet Gezary déplore la façon avec laquelle la critique (anglo-saxonne) contemporaine néglige l'oeuvre poétique d'Emily Brontë faute d'offrir des inventions formelles ou de traiter de thèmes sociaux, bref, faute de « modernité ».
Ainsi, un des grands buts que Janet Gezary s'est donné dans son essai stimulant a-t-il été de défendre la valeur de la poésie d’Emily Brontë comme œuvre lyrique susceptible d'ouvrir à une perception du monde qui en dépasse l'expérience ordinaire ou historique. À cet égard, Janet Gezary cite William Wordsworth pour qui le véritable poète est celui qui saisit des « affinités / Entre des objets sans lien / Pour les esprits communs ».
Pour Janet Gezary, la transcendance offerte par Emily Brontë se fonde sur une conscience profondément malheureuse de la condition humaine, celle que « Bataille nomme ''l'angoisse nue (…) sans objet sinon d'exister précairement dans le temps''. »
Toutefois, face aux limites qui enclosent apparemment l'esprit et le corps, Emily Brontë aurait eu à travers ses rêves et des visions diurnes la révélation de l'existence d'une dimension supérieure du monde parcourue par un principe vital unifiant toutes choses. D'après Janet Gezary, Emily Brontë croyait que l'être humain souffrait de manquer de sensibilité à ce principe « empêchant, non seulement l'âme individuelle de disparaître, mais d'être confinée en elle-même ».
Sur le plan formel, le lyrisme d’Emily Brontë prend volontiers un tour narratif. Si certains critiques s'en désolent, cela donne pour Janet Gezary une expression plus puissante à la « résistance » d'Emily Brontë devant « ce qui recèle un achèvement » (ending). À cet égard, Janet Gezary compare comment Emily Brontë et Emily Dickinson, une autre de ses grandes admiratrices inquiète elle aussi par la fuite des choses, traitent du thème de l'espoir en exprimant une même « résistance », mais de façon différente, Emily Dickinson tendant à « geler » le temps, Emily Brontë à le dilater.
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They are two trees in a lonely field
They breathe a spell to me
A dreary thought their dark boughs yield
All waving solemnly
Dans son essai, Janet Gezary prête une attention particulière aux fragments poétiques d’Emily Brontë ainsi qu'aux quelques poèmes qui subsistent de son univers juvénile de Gondal (un long cycle d'aventures légendaires conduit avec Anne – cf. Juvenilia). Pour Janet Gezary, ils présentent le même intérêt que les autres poèmes d'Emily comme ils témoignent de moments d'inspiration et de « modes d'expression caractéristiques, tels l'hermétisme, la prophétie, l'incantation et l'habitude de méditer ses émotions. »
Quant aux poèmes de Gondal :
« Dans un certain sens, tous les poèmes de Gondal (…) pourraient être aussi considérés comme des fragments. (…) Les expériences et les états émotionnels en jeu dans Gondal sont entremelés avec ceux connus par leur auteur. »
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Pour conclure son étude, Janet Gezary aborde le problème des fraudes auxquelles se livra Charlotte Brontë quand elle travailla à la publication d'un recueil posthume des poèmes de sa sœur, fraudes qui « façonnèrent la réputation de celle-ci au-delà du XIXe siècle ». Si l'on a fini par découvrir que Charlotte avait apporté des retouches à certaines compositions, Janet Gezary, reprenant en cela les soupçons déjà émis par C.W. Hatfield en 1941, s'emploie à démontrer, et de manière probante, que Charlotte aurait même carrément écrit sous la signature d’Emily un poème entier ( Often rebuked, yet always back returning) !
Dans ces adultérations (et peut-être cet enrichissement), il faudrait d'abord voir le désir, chez Charlotte Brontë, de défendre la mémoire d'Emily dont Les Hauts de Hurlevent avait été critiqué pour leur immoralisme (comme La Locataire de Wildfell Hall d'Anne du reste).
Toutefois, pour Janet Gezary, Charlotte elle-même éprouvait un malaise devant la production d'Emily et, en quelque sorte, elle, qui avait tendance à « chaperonner » celle-ci de son vivant dans les affaires quotidiennes, aurait cru bon de le faire encore après sa mort dans les autres :
« Le contrôle éditorial de Charlotte est fondée sur son amour pour Emily et la foi dans sa réciprocité, mais il exprime aussi son sentiment de posséder une plus grande maturité de jugement que sa plus jeune sœur – en matière de choses dernières aussi bien que poétiques. »
Et sentimentales si on songe à Shirley ! (cf. Charlotte.)
Quoiqu'il en soit, Janet Gezary offre avec Last Things un essai d’une vive sensibilité et intelligence sur la base d'une érudition impressionnante. D'un point de vue français, on peut être chagriné avec elle de la manière dont le goût anglo-saxon en est venu (ou revenu) à privilégier les œuvres qui correspondent aux préoccupations de l'époque, du « temps », au détriment de celles de toujours...
17 avril 2013
Janet Gezary : Last Things, Oxford University Press, 2007.