The Wanderer of the Moors est un blog dédié aux sœurs Brontë. Il est maintenant achevé. Les sœurs Brontë sont nées au début du XIXe siècle dans le Yorkshire, région alors industrielle au Nord-Est de l'Angleterre. Elles ont passé leur brève vie dans un certain isolement, pour la plus grande part à Haworth, bourg au pied de la lande qu'elles chérissaient. Elles se sont adonnées à l'écriture dès l'enfance en compagnie de leur frère Branwell (1817-1848) qui devait mourir alcoolique et drogué. Si Charlotte (1816-1855) est connue de tout un chacun pour Jane Eyre (1847), elle a écrit trois autres romans : Le Professeur (vers 1846, publié en 1857), Shirley (1849) et Villette (1853). Tous ont pour sujets communs l'amour et la réalisation de soi dans une société inégalitaire et patriarcale. Pour sa part, Emily (1818-1848) a développé un romantisme personnel et sombre dans ses poèmes et Les Hauts de Hurlevent (1847). Enfin, Anne Brontë (1820-1849) a traité d'abord du sort des gouvernantes d'après ses propres expériences dans Agnès Grey (1847), roman empreint particulièrement de piété. Inspirée probablement par son frère, elle s'est ensuite attaquée aux ravages de l'alcoolisme et de la débauche dans La Locataire de Wildfell Hall (1848).
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“I, Lucy Snowe…”

Paru en 1853, Villette constitue le dernier roman de Charlotte Brontë que la maladie devait emporter deux ans plus tard, à près de 39 ans. Bouclant la boucle en quelque sorte, il reprend le canevas du Professeur, le premier roman non publié de Charlotte.


Les échos entre les deux œuvres sont ainsi nombreux. Si l'un voit un jeune homme pauvre et orphelin, William Crimsworth, quitter l'Angleterre pour devenir enseignant à Bruxelles, dans l'autre, c'est une jeune femme pauvre et orpheline, Lucy Snowe, qui accomplit la même traversée, Charlotte Brontë déguisant d'une façon qui ne trompe pas les noms de la ville et du pays que son héroïne rejoint : Villette pour Bruxelles, Labassecour pour la Belgique. Mais, comme nous allons le voir, les deux romans se distinguent plus profondément par leur style et le ton : au réalisme et à l'optimisme du Professeur, Villette répond en effet par le romanesque et surtout le désenchantement.  

Né dans la douleur, nous y reviendrons, Villette offre le récit minutieux d'une existence renfermée dans l’ombre et la solitude. Pouvoir s’attacher au monde, c'est-à-dire intégrer la société et constituer un foyer, voilà ce qui ronge de manière toute fondamentale Lucy Snowe (comprendre Lucy Neige), jeune femme disgracieuse, timide et sans autre foyer que la riche famille Bretton où elle n'occupe qu'une place secondaire. 

C'est ainsi parce que rien ne la retient dans son pays natal qu'elle décide de le laisser derrière elle pour tenter le destin à l'étranger sans toutefois se faire d'illusions – à raison. En effet, si du travail l'attend à Villette comme enseignante d'anglais, sa solitude perdure au sein d'un pays où règne un catholicisme formaliste et inquisiteur qui rebute une protestante comme elle. Au sein même de l'établissement où elle est employé et logé, Lucy Snowe doit faire face au contrôle aussi discret qu'étroit qu'y exerce Madame Beck, la directrice des lieux. 

Un peu d'air va toutefois s'offrir à elle quand, de façon inattendue, elle verra la famille Bretton venir s'établir à Villette même si Lucy Snowe, en renouant avec celle-ci, ne fera guère que retrouver son ancienne situation de spectatrice d'existences offrant davantage d'expériences et de possibilités que la sienne, notamment en ce qui concerne l'amour dont elle a si soif ! Elle en souffre d'autant plus que, en raison de son manque de beauté et de son attitude réservée, les autres peuvent lui dénier le fait de pouvoir éprouver seulement du désir. 

Face à la variété des destins, Lucy Snowe voit d'abord la volonté divine en œuvre, mais si, pieuse, elle voudrait se résigner au sien, elle n'y parvient jamais véritablement. D'un autre côté, sa lucidité foncière lui montre combien les existences qu'elle envie sont régies par les illusions et les artifices, si bien qu'elles peuvent lui donner l'impression de se dérouler sur une scène toute entière factice.  

Or, pour autant que Lucy Snowe aspire à aimer et être aimé, c'est selon des sentiments véritables et non trompeurs ou feints. Aussi, parce qu'ils partagent une sympathie profonde l'un pour l'autre, le jeune docteur John Bretton suscite quelque agitation dans son cœur. Toutefois, Lucy Snowe verra ses sentiments revenir à ceux d'une pure amitié devant les côtés conformistes, bien pensants que révèlent à son déplaisir John Bretton au fil du temps. 

Il n'en sera pas de même par contre à l'égard de son collègue Paul Emmanuel quand cet homme brillant et généreux cherchera de plus en plus sa fréquentation même si ses manières brutales la blesseront souvent. En cela, le personnage de Paul Emmanuel ressemble aux autres héros masculins de Charlotte Brontë, que cela soit William Crimsworth dans Le Professeur, Edward Rochester dans Jane Eyre ou Robert Moore dans Shirley (ou par ailleurs Gilbert Graham dans La Locataire de Wildfell Hall d’Anne Brontë). Tous présentent une fâcheuse tendance à être autoritaires, impétueux, agressifs avec les femmes pour divers motifs. Dans le cas de Paul Emmanuel, Charlotte Brontë s'en prend durement aux effets du catholicisme, avec quelque bien fondé sans doute, mais en oubliant peut-être ses propres romans passés sur l'éducation des mâles en Angleterre... 

Quoi qu'il en soit, pour authentique que soit l'amour entre Paul Emmanuel et Lucy Snowe, il ne s’exprime tendrement que dans de brefs moments. Ils suffisent toutefois à combler Lucy Snowe qui n'attend pas de la vie de joies durables. 

À la différence de l’indépendance sociale, le bonheur ne se gagne pas malheureusement à la sueur du front. Si Lucy Snowe, au début du roman, quitte l'Angleterre sur un navire appelé Vivid (à comprendre, non en anglais, mais en français, dont le roman par ailleurs est truffé, par « vie vide » ?), c'est pour se retrouver aux prises de vents tourbillonnants et traîtres. 

Avec Villette, Charlotte Brontë a écrit un roman que l'on pourrait peut-être considéré comme nouveau pour son époque en raison à la fois de son sujet, la solitude urbaine, et de son style détaché qui rétrospectivement m'a fait penser à L'Étranger d'Albert Camus un siècle plus tard.  

À cet égard, le roman fait sans nul doute écho à la propre solitude qui affligeait Charlotte Brontë depuis les morts de son frère et de ses sœurs quelques années auparavant. En fait, on peut se demander si le style distant, voire clinique de Villette ne s'expliquerait pas par le désir de contenir un sentiment de nasse personnelle que le roman refléterait dans son titre même. En effet, Charlotte Brontë réunit au sein de la modeste capitale du Royaume de Labassecour des protagonistes inspirés par des personnes côtoyées à divers moments de sa vie de façon frustrante, d'abord le couple Heger lors de son séjour à Bruxelles à travers Madame Beck et Paul Emmanuel, puis la famille de son éditeur, G. W. Smith, à travers les Bretton. Quand on songe aux conditions de dépression dans lesquelles Charlotte poursuivit péniblement Villette, il y a de quoi y voir la représentation d'une véritable petite ville intérieure où présent et passé, réalité et désir se sont retrouvés confondus dans une sorte de mise en abîme existentielle.

Mais passons sur un aspect des plus incertains à sonder. Par contre, si le navire Vivid explora peut-être des eaux littéraires inconnues, son capitaine déprimé le dirigea assurément par des mouvements brusques demandant quelque indulgence aux passagers amateurs, sinon de plaisance, du moins de vraisemblance. En effet, Charlotte Brontë fait souvent rebondir son intrigue en jouant sur de grosses ficelles romanesques – que de coïncidences, que de coïncidences... –, de sorte que c'est par zig-zag que le navire Vivid effectue sa délicate traversée, tanguant entre réalisme et romantisme.

Villette ne manque cependant ni d'intérêt ni de force et des auteurs aussi illustres que George Eliot l'admirèrent à sa parution. S'il se démarque de sa matrice originelle, Le Professeur, on y retrouve les grandes préoccupations de Charlotte Brontë : l'épanouissement de l'individu et du couple. On pourrait dire que, après en avoir traité de façon idyllique dans Le Professeur, fantasmatique dans Jane Eyre et historique dans Shirley, Charlotte Brontë leur fit prendre dans Villette une tournure désespérée. 

11 décembre 2013

« Jeanne, devenez ma maîtresse ! — Oui ! »

Le Rat de bibliothèque – Carl Spitzweg

Tirant profit de la grande masse de documents numérisés disponibles sur Internet, chez Gallica notamment, The Wanderer of the Moors passe par une période où il s’intéresse à l’histoire de la réception des sœurs Brontë en France depuis le siècle dernier.  

Il s'est ainsi révélé à nous que notre pays a entretenu avec les sœurs Brontë un rapport riche et parfois surprenant comme en témoigne l'article de Jules Lecomte dans Le Monde illustré en 1861 que nous avons évoqué il y a peu (cf. Les mystérieuses sœurs Gambier, rubrique Généralités). 

Cette fois, je voudrais faire découvrir les exercices particuliers de traductions auxquels se livra à la même époque Old Nick, alias Paul-Émile Daurand-Forgues (1813-1883). 

Nous parlons « d'exercices particuliers de traductions » puisqu'il s'agissait, selon leur dénomination tout à fait honnête, d'« imitations » destinées à rendre les productions étrangers plus séduisantes pour le goût français, notamment en les abrégeant quand on les jugeait trop volumineuses. Ainsi est-ce de cette manière que Jane Eyre, en 1849, et Shirley, en 1850, furent d'abord connus du public français sous la main de Old Nick, traducteur ou imitateur de nombreux autres auteurs britanniques ou américains. Parmi eux, Wilkie Collins, dont il devint l'ami, apprécia tellement son travail au sujet de The Dead Secret, paru chez nos voisins en 1856, qu'il lui dédia son Queen of Hearts en 1859.  

En ce qui concerne Charlotte Brontë, je ne sais si elle eut seulement connaissance des « imitations » de ses œuvres par Old Nick. Celle de Jane Eyre en tous les cas connaitra une large diffusion comme elle sera intégré à la fameuse Bibliothèque des chemins de fer de la maison Hachette. Toutefois, une première traduction fidèle du roman sera offerte au public par Noémie Lesbazeilles-Souvestre en 1854 « avec autorisation de l'auteur » selon la formule consacrée à une époque où, de façon générale, les droits des écrivains étaient encore mal respectées. 

Après la mort de Charlotte Brontë en 1855, un chroniqueur anonyme de La Revue britannique louera pour sa part le travail d'Émile Forgues de cette façon : 

« (…) S'il est vrai que ce roman ait été écrit en partie pendant que l'auteur subissait les accès d'une fièvre opiniâtre, nous comprendrions plus facilement les disparates de sa composition. Ces disparates s'expliqueraient encore par une vie passée tour à tour dans une retraite à peu près claustrale, entre la dépendance envers des supérieurs et l’autorité disputée qu'une gouvernante exerce sur des enfants. Mais quelles que soient les imperfections de Jane Eyre, ce roman n’en est pas moins une des études psychologiques les plus profondes qu'ait produites la littérature moderne, et il méritait d'être traduit littéralement comme il l'a été, selon le vœu de l’auteur lui-même. M. E. Forgues, de son côté, a usé de son droit en publiant comme une imitation une Jane Eyre qui conserve toutes les qualités de l'original, mais légèrement modifiée au point de vue de son imitateur; M. Forgues était trop loyal et trop riche de ses propres ressources pour avoir songé à se substituer à Currer Bell. Quelques retranchements faits avec goût ne nuisent en rien à la physionomie anglaise de l’héroïne. Le caractère excentrique de M. Rochester est resté le même : aucune addition, aucune interpolation indiscrète n’a interrompu l'ordre des évènements ou altéré les sentiments qu‘expriment soit l'auteur, soit les personnages. Currer Bell, en se relisant dans cette imitation, a dû éprouver la même sensation qui fait sourire en présence d'un miroir la beauté rustique qu'un caprice de grande dame a forcé de changer de costume avec elle. Une toilette de salon n'a jamais enlaidi la naïve villageoise. (…) » 

Hum... Quoi qu'il en soit, pour que l'on se fasse un début d'opinion personnelle, voici deux séries d'extraits de Jane Eyre et de Shirley à comparer : 

UNE PROMENADE (PRESQUE) TRANQUILLE
PAR CHARLOTTE BRONTË

« (…) Mme Fairfax venait d'écrire une lettre; je mis mon chapeau et mon manteau, et je proposai de la porter à la poste de Hay, distante de deux milles : ce devait être une agréable promenade. Lorsque Adèle fut confortablement assise sur sa petite chaise, au coin du feu de Mme Fairfax, je lui donnai sa belle poupée de cire, que je gardais ordinairement enveloppée dans un papier d'argent, et un livre d'histoires pour varier ses plaisirs.

— Revenez bientôt, ma bonne amie, ma chère demoiselle Jane, » me dit-elle. Je l'embrassai et je partis.

Le sol était dur, l'air tranquille et ma route solitaire; j'allai vite jusqu’à ce que je me fusse réchauffée, et alors je me mis à marcher plus lentement, pour mieux jouir et pour analyser ma jouissance. Trois heures avaient sonné à l’église au moment où je passais près du clocher. Ce moment de la journée avait un grand charme pour moi, parce que l'obscurité commençait déjà et que les premiers rayons du soleil descendaient lentement à l’horizon. J'étais à un mille de Thornfield, dans un sentier connu pour ses roses sauvages en été, ses noisettes et ses mûres en automne, et qui même alors possédait encore quelques-uns des fruits rouges de l'aubépine; mais en hiver son véritable attrait consistait dans sa complète solitude et dans son calme dépouillé. Si une brise venait à s'élever, on ne l'entendait pas car il n'y avait pas un houx, pas un seul de ces arbres dont le feuillage se conserve toujours vert et fait siffler le vent; l'aubépine flétrie et les buissons de noisetiers étaient aussi muets que les pierres blanches placées au milieu du sentier pour servir de chaussée. Au loin, l'œil ne découvrait que des champs où le bétail ne venait plus brouter, et si de temps en temps on apercevait un petit oiseau brun s'agitant dans les haies, on croyait voir une dernière feuille morte qui avait oublié de tomber.

Le sentier allait en montant jusqu'à Hay. Arrivée au milieu, je m'assis sur les degrés d'un petit escalier conduisant dans un champ; je m'enveloppai dans mon manteau, et je cachai mes mains dans mon manchon de façon à ne pas sentir le froid, bien qu'il fût très vif, ainsi que l'attestait la couche de glace recouvrant la chaussée, au milieu de laquelle un petit ruisseau gelé pour le moment avait débordé quelques jours auparavant, après un rapide dégel. De l'endroit où j'étais assise, j'apercevais Thornfield; le château gris et surmonté de créneaux était l'objet le plus frappant de la vallée. A l'est, on voyait s'élever les bois de Thornfield et les arbres ou nichaient les corneilles; je regardai ce spectacle jusque ce que le soleil descendit dans les arbres et disparût entouré de rayons rouges ; alors je me tournai vers l'ouest.

La lune se levait sur le sommet d’une colline, pâle encore et semblable à un nuage, mais devenant de moment on moment plus brillante. Elle planait sur Hay, qui, à moitié perdu dans les arbres, envoyait une fumée bleue de ses quelques cheminées. J'en étais encore éloignée d'un mille, et pourtant, au milieu de ce silence complot, les bruits de la vie arrivaient jusqu'à moi; j'entendais aussi des murmures de ruisseaux; dans quelle vallée, à quelle profondeur? Je ne pouvais le dire mais il y avait bien des collines au-delà de Hay, et sans doute bien des ruisseaux devaient y couler. La tranquillité de cette soirée trahissait également les courants les plus proches et les plus éloignés.

Un bruit soudain vint bientôt mettre fin à ces murmures, si clairs bien qu'éloignés; un piétinement, un son métallique effaça le doux bruissement des eaux, de même que dans un tableau la masse solide d'un rocher ou le rude tronc d'un gros chêne profondément enraciné au premier plan empêche d'apercevoir au loin les collines azurées, le lumineux horizon et les nuages qui mélangent leurs couleurs.

Le bruit était causé par l'arrivée d'un cheval le long de la chaussée. Les sinuosités du sentier me le cachaient encore, mais je l'entendais approcher. J'allais quitter ma place; mais, comme le chemin était très étroit, je restai pour le laisser passer. J'étais jeune alors, et mon esprit était rempli de toutes sortes de créations brillantes ou sombres. Les souvenirs des contes de nourrice étaient ensevelis dans mon cerveau, au milieu d'autres ruines. Cependant, lorsqu'ils venaient à sortir de leurs décombres, ils avaient plus de force et de vivacité chez la jeune fille qu'ils n'en avaient eu chez l'enfant.

Lorsque je vis le cheval approcher au milieu de l'obscurité, je me rappelai une certaine histoire de Bessie, ou figurait un esprit du nord de l'Angleterre appelé Gytrash. Cet esprit, qui apparaissait sous la forme d'un cheval, d'un mulet ou d'un gros chien, hantait les routes solitaires et s'avançait quelquefois vers les voyageurs attardés.

Le cheval était près, mais on ne le voyait pas encore, lorsque, outre le piétinement, j'entendis du bruit sortir de la haie, et je vis se glisser le long des noisetiers un gros chien qui, grâce à son pelage noir et blanc, ne pouvait être confondu avec les arbres. C'était justement une des formes que prenait le Gytrash de Bessie; j'avais bien, en effet, devant mes yeux un animal semblable à un lion, avec une longue crinière et une tête énorme. Il passa pourtant assez tranquillement devant moi, sans me regarder avec des yeux étranges, comme je m’y attendais presque. Le cheval suivait ; il était grand et portait un cavalier. Cet homme venait de briser le charme, car jamais être humain n’avait monté Gytrash ; il était toujours seul, et, d’après mes idées, les lutins pouvaient habiter le corps des animaux, mais ne devaient jamais prendre la forme vulgaire d’un être humain. Ce n’était donc pas un Gytrash, mais simplement un voyageur suivant le chemin le plus court pour arriver à Millcote. Il passa, et je continuai ma route; mais au bout de quelques pas je me retournai, mon attention ayant été attirée par le bruit d'une chute, et par cette exclamation : «  Que diable faire maintenant? » Monture et cavalier était tombés. Le cheval avait glissé sur ta glace de la chaussée. Le chien revint sur ses pas; en voyant son maître à terre et en entendant te cheval souffler, il poussa un aboiement dont sa taille justifiait la force, et qui fut répété par l'écho des montagnes. Il tourna autour du cavalier et courut à moi. C'était tout ce qu'il pouvait faire; il n'avait pas moyen d'appeler d'autre aide.

Je le suivis, et je trouvai le voyageur s'efforçant de se débarrasser de son cheval. Ses efforts étaient si vigoureux, que je pensai qu'il ne devait pas s'être fait beaucoup de mal; néanmoins, m'approchant de lui :

— Etes-vous blessé, monsieur ? demandai-je. (…) »

EN PRENANT QUELQUES RACCOURCIS
 (la dernière levée de la poste étant à quatre heures)
PAR OLD NICK

« (…) Vers deux heures, mistress Fairfax venait justement d'achever une lettre qu'il fallait envoyer à la poste. Je regardai la route gelée, le ciel pur, le paysage étincelant, et l'envie me prit, fatiguée d'une longue séance dans la bibliothèque, de faire moi-même la commission dont on allait charger le cocher. Ce n'était guère plus de deux lieues à franchir par le plus beau temps du monde, et pour une pauvre recluse, la meilleure manière d'employer son après-midi.

II faut avoir vécu longtemps enfermé pour trouver aux aspects de la nature cette saveur puissante que leur découvrent les grands peintres et qu'eux seuls ont le don de reproduire. Si j'étais de ces êtres à part, si j'avais le magique pinceau de Constable, j'enrichirais votre petit musée du paysage qui passa sous mes yeux au moment où l'horloge cachée dans le beffroi du village sonna trois heures. Le ciel pâlissait déjà; le soleil, lentement, s'inclinait vers l'horizon. J'étais dans une lande connue en été pour ses rosiers sauvages, en automne pour ses noisettes et ses mûres. Les fruits de l'aubépine et de l'églantier lui faisaient çà et là, même au cœur de l'hiver, une parure de corail ; mais son grand charme était son entière solitude, son immobilité complète. Le vent y passait sans éveiller aucun bruit, faute d'un houx ou d'un cyprès dont il pût agiter le feuillage. Le noisetier, le néflier, dépouillés, ne bougeaient sous son souffle non plus que les pierres blanches et glissantes qui durcissaient le milieu du chemin. Au loin, de chaque côté, des prairies dénudées où nul bétail ne cherchait pâture, et les petits oiselets, qui voletaient par éclairs sur les haies, semblaient autant de feuilles sèches que le vent jusqu'alors avait oublié d'emporter.

Que vous dirai-je? Devant ces choses si simples, si vulgaires peut-être, une sorte d'enthousiasme me saisit. J'oubliai le froid, le but de ma course, la nuit qui allait survenir, et serrant mon manteau contre moi, les mains enfoncées dans mon manchon, je m'assis sur une barrière en bois qui fermait l'entrée d'un champ. Je n'étais pourtant qu'à mi-chemin de la petite bourgade où j'allais et que je distinguais sur la hauteur, derrière un rideau d'arbres, à la fumée qui s'élevait de ses toits, aux légers bruits de vie qui m'arrivaient à travers le silence complet des champs déserts. Derrière moi, dans la vallée, je pouvais encore apercevoir Thornfield, ses créneaux gris, et le majestueux bosquet, asile des grolles bruyantes Thornfield me fermait l'occident, et je ne me lassai de le contempler que lorsque le soleil couchant eut disparu derrière ses hautes murailles. Alors seulement je songeai à reprendre ma route, prêtant une dernière fois l'oreille à je ne sais quels murmures de courants lointains, perdus dans des profondeurs ignorées.... lorsque soudain, bien loin aussi, mais distinct, net, régulier, brisant de son retentissement métallique ces vagues et plaintives harmonies de l'onde murmurante, le trot d'un cheval se fit entendre. Il arrivait par le chemin même au bord duquel je m'étais assise, et dont les détours le cachaient encore à ma vue. Comme ce chemin était étroit, et comme le bruit se rapprochait de seconde en seconde, je restai assise pour laisser passer le voyageur.

J'étais jeune alors, et ma mémoire était peuplée de mille légendes. Aussi, tout en regardant du côté où le cheval allait paraître, me rappelai-je une série d'histoires merveilleuses où jouait le principal rôle un esprit fort connu dans le nord de l'Angleterre sous le nom de Gytrash, lequel, sous la forme d'un cheval, d'une mule ou d'un gros chien, hante de préférence les routes solitaires, et met fort en peine les voyageurs attardés.... attardés comme je l'étais moi-même en cet instant.

Tandis que je préméditais cette apparition fantastique, j'entendis à côté de moi, dans la haie, un autre bruit qui me fit tressaillir, et presque au même moment je vis se glisser, à travers les branches qu'il écartait violemment, un énorme chien dont le pelage noir et blanc tranchait sur la masse brune des arbres. Pour le coup, c'était bien le Gytrash des contes de ma nourrice : une espèce de lion à longs poils, à grosse tête, et je m'étonnai de le voir passer devant moi fort tranquillement, ne m'accordant guère qu'un regard, – surnaturel il est vrai, et qu'on ne pouvait confondre avec celui des chiens ordinaires, pour peu qu'on eût l'imagination disposée au merveilleux.

Puis vint le cheval, un épais courtaud, et, qui pis est, surmonté de son cavalier. Or, jamais Gytrash ne s'est laissé enfourcher, non pas même par Belzébuth en personne. Voilà donc ma vision en déroute; mais mon désappointement devait être bien plus complet. Le voyageur, en effet, m'avait dépassée, et, tout à fait rentrée dans le domaine de la réalité, j'avais déjà repris la route de Hay, lorsque le bruit d'une glissade, d'une chute, et cette exclamation toute simple : « Que diable faire, à présent? » me forcèrent à me retourner.

Homme et cheval étaient à terre, ce dernier ayant glissé sur une flaque d'eau que le froid avait entièrement gelée.

Le chien était déjà revenu sur ses pas, et, de son mieux, aboyant aux échos, courant autour de son maître, galopant de mon côté comme pour implorer mon assistance, il prenait son rôle dans l'événement.

Seule à portée de l'étranger, il me sembla impossible de ne pas lui témoigner quelque intérêt. Aussi m'approchai-je de lui tandis qu'il se dépêtrait, à grand-peine, de ses étriers et de son cheval. A voir ses vigoureux efforts, il était difficile de le croire dangereusement blessé. Je lui demandai pourtant s'il s'était fait mal. (…) »

 D'après Jules Clarétie, Old Nick aurait servi de modèle pour cette caricature dessinée par Eugène Lami et destinée aux Français par eux-mêmes, sorte d'encyclopédie ethnographique qui eut un grand succès au milieu du XIXe siècle.


LE DÉBUT DE SHIRLEY
(façon cuisse de pasteur grillée)
PAR CHARLOTTE BRONTË

Le Lévitique

« Dans ces dernières années, une abondante pluie de vicaires est tombée sur le nord de l'Angleterre. Les collines en sont noires; chaque paroisse en a un ou plusieurs; ils sont assez jeunes pour être très actifs, et doivent accomplir beaucoup de bien. Mais ce n'est pas de ces dernières années que nous allons parler: nous remonterons au commencement de ce siècle. Les dernières années, les années présentes, sont poudreuses, brûlées par le soleil, arides; nous voulons éviter l'heure de midi, oublier dans la sieste, nous dérober par le sommeil à la chaleur du jour et rêver de l'aurore.

Si vous pensez, lecteur, après ce prélude, que je vous prépare un roman, jamais vous ne fûtes dans une plus complète erreur. Pressentez-vous du sentiment, de la poésie, de la rêverie? Attendez-vous de la passion, des émotions, du mélodrame ? Modérez vos espérances et renfermez-les dans des bornes plus modestes. Vous avez devant vous quelque chose de réel, de froid, de solide; quelque chose d'aussi peu romantique qu'un lundi malin, quand tous ceux qui ont du travail s'éveillent avec le sentiment intime qu'ils doivent se lever, et agissent en conséquence. Nous n'affirmons pas positivement que vous ne serez pas quelque peu excité vers le milieu ou à la fin du repas ; mais il est résolu que le premier plat servi sur la table peut être mangé par un catholique, oui, même un Anglo-catholique, le vendredi saint: ce seront de froides lentilles au vinaigre et sans huile, du pain sans levain e et des herbes amères, sans agneau rôti.

Dans ces dernières années, dis-je, une abondante pluie de vicaires est tombée sur le nord de l'Angleterre; mais, enfin 1811 ou 1812, celte pluie n'était pas descendue: les vicaires  étaient rares alors. Il n'y avait pas encore de sociétés établies  pour tendre la main aux recteurs et aux bénéficiers vieux et infirmes, et leur donner le moyen de payer un jeune et vigoureux collègue, frais émoulu des bancs d'Oxford ou de Cambridge. Les présents successeurs des apôtres, disciples du docteur Pusey et instruments de la propagande, étaient à cette époque emprisonnés dans les langes de leur berceau, ou recevaient lala régénération du baptême dans une cuvette, par la main de leur nourrice. Vous n'eussiez pas deviné, en voyant l'un d'eux, que la mousseline plissée de son bonnet ceignait le front d'un préordonné et spécialement sanctifié successeur de saint Paul, de saint Pierre ou de saint Jean ; vous n'eussiez pu pressentir, dans les plis de sa longue robe de nuit, le surplis dans lequel il devait par la suite cruellement exercer les âmes de ses paroissiens, et non moins étrangement son vieux recteur, en agitant dans la chaire le surplis qui n'avait jamais flotté plus haut que le pupitre.

Néanmoins, dans ces jours de disette, il y avait des vicaires : la précieuse plante était rare, mais on pouvait la trouver. Un certain district, dans l'ouest du Yorkshire, pouvait se vanter de posséder trois verges d'Aaron, florissant dans un circuit de vingt milles.  (…) »

LA VERSION FAST-FOOD
PAR OLD NICK

Les trois curés

« Si vous pensez, ami lecteur, qu’il s’agit cette fois d’un roman comme tant d’autres, soyez détrompé d’avance. S’il vous faut de la poésie, de la rêverie, cherchez ailleurs. Nous n’avons pour le moment à votre service ni passion, ni mélodrame, ni stimulants d’aucune sorte. Limitez donc vos espérances, abaissez-en le niveau jusqu’à celui de la réalité humblement fidèle, de la prose sèche et solide, telle que nous la rencontrons tous les jours dans la vie pratique. N’ayez pas d’autres visions en tête que celles du prolétaire condamné au travail, lorsqu’il s’éveille, le lundi matin, avec la perspective de six journées à fournir. Peut-être bien, vers le milieu et la fin du repas qui va vous être servi, trouverez-vous quelques excitants assez forts ; mais en bloc, ceci est un dîner de carême, un dîner de vendredi saint : lentilles froides arrosées de vinaigre et sans huile ; pain sans levain, herbes amères, et l’agneau pascal encore à venir.

Tenez, pour commencer, laissez-moi vous présenter un trio de curés, de curés anglicans, tels qu’ils étaient en 1812, dans nos comtés du nord, alors que les ouailles manquaient de pasteurs, alors que la libéralité d’un gouvernement enrichi par la paix n’avait pas encore multiplié les saintes légions du sacerdoce de manière à pourvoir chaque hameau d’un guide spirituel. (… ) »

 22 janvier 2014

Marques de bonté – Les animaux dans Shirley

ROBERT MOORE

« — Je crains bien que ce ne soit là une preuve que votre cœur est pris.

— Nullement. Mais s'il l'était, savez-vous quels oracles je consulterais ?

— Dites.

— Ni un homme ni une femme, vieux ou jeunes; mais le petit mendiant irlandais qui vient pieds nus à ma porte ; la souris qui sort de la fente de la boiserie ; l'oiseau qui, par la neige et la gelée, frappe de son bec à ma fenêtre pour avoir quelques miettes de pain ; le chien qui lèche ma main et s'assied à côté de mon genou.

— Avez-vous jamais vu quelqu'un qui fût bienfaisant envers des êtres semblables ?

— Et vous, avez-vous jamais vu ces êtres suivre instinctivement quelqu'un, l'aimer, rechercher sa protection ?

— Nous avons une chatte noire et un vieux chien au presbytère. Je connais quelqu'un sur les genoux de qui la chatte noire aime à grimper, contre l'épaule et la joue de qui elle aime à faire son rouet. Le vieux chien sort toujours de son chenil, agite sa queue et gémit affectueusement lorsque ce quelqu'un vient à passer.

— Et que fait ce quelqu'un ?

— Il caresse doucement la chatte, et la laisse autant qu'il le peut où elle s'est placée ; lorsqu'il est obligé de la déranger en se levant, il la pose doucement à terre, et ne la jette jamais loin de lui. Il siffle toujours le chien et lui donne une caresse.

— Vraiment? ce n'est pas Robert ?

— C'est lui-même. »

CAROLINE HELSTONE

« Quand l'horloge sonnait, quand un bruit quelconque se faisait entendre, quand une petite souris, depuis longtemps la paisible et familière habitante de sa chambre, et pour laquelle elle n'eût jamais permis à Fanny de tendre une trappe, venait trotter sur sa table-toilette, où étaient déposés sa chaîne, son unique anneau et deux ou trois breloques, pour grignoter un morceau de biscuit placé là à son intention, elle levait alors les yeux et se trouvait rappelée pour un moment à la réalité. »

SHIRLEY KEELDAR

« Elle se tenait debout tranquillement près de la fenêtre, regardant le grand cèdre de la pelouse, dans les branches inférieures duquel elle apercevait un oiseau. Elle se mit à gazouiller à cet oiseau, puis son gazouillement devint plus clair, elle se mit à siffler ; le sifflement prit ensuite la forme d'un air très doux et très habilement exécuté. »

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« Nous le rêvons Semblable à nous; nous croyons nos deux êtres en parfaite harmonie; sa voix semble nous donner la plus douce et la plus sûre promesse que son cœur ne s'endurcira jamais contre nous ; nous lisons dans ses yeux ce fidèle sentiment : l'affection. Je ne pense pas que nous devions nous fier nullement à ce qu'ils nomment la passion, Caroline. Je crois que ce n'est qu'un feu de paille, jetant un peu de flamme et s'évanouissant aussitôt.... Nous le voyons bienveillant envers les animaux, les petits enfants, les pauvres gens. Avec nous il est affable, bon, discret. Il ne flatte pas les femmes, mais il est patient avec elles ; il n'est point gêné en leur présence.et trouve du plaisir à leur société. Il les aime non pour de vaines et égoïstes raisons, mais comme nous l'aimons lui-même, parce que nous l'aimons. Nous remarquons qu'il est juste, qu'il dit toujours la vérité, qu'il est consciencieux. Nous éprouvons la joie et le calme lorsqu'il entre où nous sommes, la tristesse et le trouble lorsqu'il s'en va. Nous savons que cet homme a été un bon fils, qu'il est un frère dévoué : qui osera me dire que cet homme ne sera pas un bon époux ? »

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« Il est ou il était d'usage dans le nord de l'Angleterre que les paysans qui habitaient des cottages sur le domaine d'un squire de campagne reçussent leur provision de lait et de beurre du manoir, sur les pâturages duquel un troupeau de vaches à lait était ordinairement nourri pour l'alimentation du voisinage. Miss Keeldar possédait un semblable troupeau, entièrement composé de ces belles vaches au fanon pendant, élevées au milieu des tendres herbages et des eaux limpides de la jolie Airedale ; et elle était fière de leur bonne apparence et de leur parfaite condition. »


À L'INVERSE, LE FLAIR DE TARTARE, LE CHIEN DE SHIRLEY

« — Tartare vous a fait une terrible frayeur, monsieur Donne; j'espère qu'il ne vous en arrivera aucun mal.

— J'en serai malade, assurément. Il m'a causé une révolution que je n'oublierai de longtemps. Quand je l'ai vu prêt à s'élancer, j'ai cru que j'allais m'évanouir.

— Vous vous êtes peut-être évanoui dans la chambre à coucher. Vous y êtes resté bien longtemps.

— Non; j'avais résolu de défendre vigoureusement la porte. J'étais déterminé à ne laisser entrer personne. Je voulais ainsi élever une barrière entre moi et l'ennemi.

— Mais si votre ami Malone avait été déchiré ?

— Malone doit prendre soin de lui-même. Votre homme m'a persuadé de sortir en m'assurant que le chien était enchaîné dans le chenil; si je n'avais pas été convaincu de cela, je serais demeuré dans la chambre toute la journée. Mais que vois-je ? Je déclare que cet homme a menti. Le chien est là. »

— En effet, Tartare passa en ce moment devant la porte vitrée ouvrant sur le jardin, aussi menaçant, aussi rébarbatif que jamais. Il semblait encore de mauvaise humeur, il grognait toujours, et sifflait de ce sifflement à demi étranglé qu'il avait hérité de ses ancêtres les bouledogues. »

LOUIS MOORE

« — Bien, très bien, dit-elle. Parce qu'il est l'ami de M. Hall et le frère de Robert Moore, nous consentirons à tolérer son existence, n'est-ce pas, Cary ? Vous le croyez intelligent, n'est-ce pas? Non tout à fait un idiot ; eh ! il a quelque chose de remarquable dans sa nature ; c'est-à-dire que ce n'est pas tout à fait un rustre. Bien ! vos représentations ont de l'influence sur moi ; et, pour vous le prouver, s'il vient de ce côté, je veux lui adresser la parole. »

Il s'approcha du pavillon ; ne s'apercevant pas qu'il fût occupé, il s'assit sur le seuil. Tartare, devenu son compagnon habituel, l'avait suivi et s'était couché en travers devant ses pieds.

— Mon vieux compagnon ! dit Louis en caressant son oreille basanée ou plutôt les restes mutilés de cet organe, déchiré et déchiqueté dans cent batailles, le soleil d'automne brille aussi bien sur nous que sur les plus beaux et les plus riches. Le jardin n'est pas à nous ; mais nous n'en jouissons pas moins de sa verdure et de son parfum, n'est-ce pas ?

Il demeura assis en silence, caressant Tartare, qui bavait par excès d'affection. Un faible bruissement commença parmi les arbres d'alentour ; quelque chose voltigeait de haut en bas, aussi léger que des feuilles. C'étaient de petits oiseaux, qui vinrent se poser sur la pelouse à une distance respectueuse, et se mirent à sautiller comme s'ils attendaient quelque chose.

— Ces petits lutins bruns se souviennent que je les nourris l'autre jour, se dit encore Louis. Ils veulent du biscuit. Aujourd'hui j'ai oublié d'en conserver un morceau. Charmants petits êtres, je n'ai pas une miette pour vous. 

Il mit la main dans une de ses poches et la retira vide.

— L'imprévoyance est facile à réparer » murmura miss Keeldar qui écoutait.

Elle prit un morceau de gâteau dans son sac, qui n'était jamais dépourvu de quelque chose à jeter aux poules, aux jeunes canards ou aux moineaux; elle l'émietta, et, se penchant sur l'épaule de Louis, mit les miettes dans sa main.

— Voilà, dit-elle; il y a une providence pour les imprévoyants.

— Cette après-midi de septembre est charmante, dit Louis Moore, qui, sans être le moins du monde décontenancé, jeta tranquillement les miettes sur l'herbe.

— Même pour vous ?

— Aussi agréable pour moi que pour aucun monarque.

— Vous vous faites une sorte d'âpre et solitaire triomphe, en tirant votre plaisir des éléments, des choses inanimées et des êtres les plus infimes de la création.

— Solitaire, mais non âpre. Avec les animaux, je sens que je suis le fils d'Adam, l'héritier de celui à la domination duquel fut soumis tout ce qui se mouvait sur la terre. Votre chien m'aime et me suit ; lorsque je vais dans cette cour, vos pigeons viennent voltiger devant mes pieds ; la jument qui est dans votre étable me connaît aussi bien que vous, et m'obéit mieux qu'à vous.

— Et mes roses vous donnent leur doux parfum, mes arbres leur ombrage.

— Et, continua Louis, aucun caprice ne peut me priver de ces plaisirs : ils sont à moi. »

Il s'éloigna : Tartare le suivit, comme lié à lui par le devoir et l'affection, et Shirley demeura sur le seuil du pavillon. »

WILLIAM FARREN

« La nourriture ramena les forces. Elle put enfin se tenir levée. Elle désirait ardemment respirer l'air pur, visiter ses fleurs et voir si le fruit mûrissait. Son oncle, toujours libéral, avait acheté une chaise de jardin pour elle. Il descendit Caroline dans ses propres bras, la plaça lui-même dans la chaise, et William Farren, qui avait été appelé, fut chargé de la promener le long des allées, pour lui montrer ce qu'il avait fait pour ses plantes et prendre ses instructions pour le travail à venir.

William et elle avaient beaucoup de choses à se dire : il y avait une douzaine de sujets qui, sans importance pour le reste du monde, les intéressaient l'un et l'autre. Ils prenaient tous deux le même intérêt pour les animaux, les oiseaux, les insectes et les plantes ; ils professaient des doctrines pareilles sur l'humanité et la création inférieure, et étaient portés l'un et l'autre aux minutieuses observations sur l'histoire naturelle. Les habitudes et les mœurs de quelques abeilles de terre qui avaient creusé leur demeure sous un vieux cerisier étaient un sujet plein d'intérêt; la retraite de certains verdiers et la sécurité d'œufs ressemblant à des perles et de petits oiseaux à peine éclos en étaient un autre. »

 26 février 2014