Le Rat de bibliothèque – Carl Spitzweg
Tirant profit de la grande masse de documents numérisés disponibles sur Internet, chez Gallica notamment, The Wanderer of the Moors passe par une période où il s’intéresse à l’histoire de la réception des sœurs Brontë en France depuis le siècle dernier.
Il s'est ainsi révélé à nous que notre pays a entretenu avec les sœurs Brontë un rapport riche et parfois surprenant comme en témoigne l'article de Jules Lecomte dans Le Monde illustré en 1861 que nous avons évoqué il y a peu (cf. Les mystérieuses sœurs Gambier, rubrique Généralités).
Cette fois, je voudrais faire découvrir les exercices particuliers de traductions auxquels se livra à la même époque Old Nick, alias Paul-Émile Daurand-Forgues (1813-1883).
Nous parlons « d'exercices particuliers de traductions » puisqu'il s'agissait, selon leur dénomination tout à fait honnête, d'« imitations » destinées à rendre les productions étrangers plus séduisantes pour le goût français, notamment en les abrégeant quand on les jugeait trop volumineuses. Ainsi est-ce de cette manière que Jane Eyre, en 1849, et Shirley, en 1850, furent d'abord connus du public français sous la main de Old Nick, traducteur ou imitateur de nombreux autres auteurs britanniques ou américains. Parmi eux, Wilkie Collins, dont il devint l'ami, apprécia tellement son travail au sujet de The Dead Secret, paru chez nos voisins en 1856, qu'il lui dédia son Queen of Hearts en 1859.
En ce qui concerne Charlotte Brontë, je ne sais si elle eut seulement connaissance des « imitations » de ses œuvres par Old Nick. Celle de Jane Eyre en tous les cas connaitra une large diffusion comme elle sera intégré à la fameuse Bibliothèque des chemins de fer de la maison Hachette. Toutefois, une première traduction fidèle du roman sera offerte au public par Noémie Lesbazeilles-Souvestre en 1854 « avec autorisation de l'auteur » selon la formule consacrée à une époque où, de façon générale, les droits des écrivains étaient encore mal respectées.
Après la mort de Charlotte Brontë en 1855, un chroniqueur anonyme de La Revue britannique louera pour sa part le travail d'Émile Forgues de cette façon :
« (…) S'il est vrai que ce roman ait été écrit en partie pendant que l'auteur subissait les accès d'une fièvre opiniâtre, nous comprendrions plus facilement les disparates de sa composition. Ces disparates s'expliqueraient encore par une vie passée tour à tour dans une retraite à peu près claustrale, entre la dépendance envers des supérieurs et l’autorité disputée qu'une gouvernante exerce sur des enfants. Mais quelles que soient les imperfections de Jane Eyre, ce roman n’en est pas moins une des études psychologiques les plus profondes qu'ait produites la littérature moderne, et il méritait d'être traduit littéralement comme il l'a été, selon le vœu de l’auteur lui-même. M. E. Forgues, de son côté, a usé de son droit en publiant comme une imitation une Jane Eyre qui conserve toutes les qualités de l'original, mais légèrement modifiée au point de vue de son imitateur; M. Forgues était trop loyal et trop riche de ses propres ressources pour avoir songé à se substituer à Currer Bell. Quelques retranchements faits avec goût ne nuisent en rien à la physionomie anglaise de l’héroïne. Le caractère excentrique de M. Rochester est resté le même : aucune addition, aucune interpolation indiscrète n’a interrompu l'ordre des évènements ou altéré les sentiments qu‘expriment soit l'auteur, soit les personnages. Currer Bell, en se relisant dans cette imitation, a dû éprouver la même sensation qui fait sourire en présence d'un miroir la beauté rustique qu'un caprice de grande dame a forcé de changer de costume avec elle. Une toilette de salon n'a jamais enlaidi la naïve villageoise. (…) »
Hum... Quoi qu'il en soit, pour que l'on se fasse un début d'opinion personnelle, voici deux séries d'extraits de Jane Eyre et de Shirley à comparer :
UNE PROMENADE (PRESQUE) TRANQUILLE
PAR CHARLOTTE BRONTË
« (…)
Mme Fairfax venait d'écrire une lettre; je mis mon chapeau et mon manteau, et
je proposai de la porter à la poste de Hay, distante de deux milles : ce
devait être une agréable promenade. Lorsque Adèle fut confortablement assise
sur sa petite chaise, au coin du feu de Mme Fairfax, je lui donnai sa belle
poupée de cire, que je gardais ordinairement enveloppée dans un papier
d'argent, et un livre d'histoires pour varier ses plaisirs.
— Revenez
bientôt, ma bonne amie, ma chère demoiselle Jane, » me dit-elle. Je l'embrassai
et je partis.
Le sol était dur, l'air tranquille et ma
route solitaire; j'allai vite jusqu’à ce que je me fusse réchauffée, et alors
je me mis à marcher plus lentement, pour mieux jouir et pour analyser ma
jouissance. Trois heures avaient sonné à l’église au moment où je passais près
du clocher. Ce moment de la journée avait un grand charme pour moi, parce que
l'obscurité commençait déjà et que les premiers rayons du soleil descendaient
lentement à l’horizon. J'étais à un mille de Thornfield, dans un sentier connu
pour ses roses sauvages en été, ses noisettes et ses mûres en automne, et qui
même alors possédait encore quelques-uns des fruits rouges de l'aubépine; mais
en hiver son véritable attrait consistait dans sa complète solitude et dans son
calme dépouillé. Si une brise venait à s'élever, on ne l'entendait pas car il
n'y avait pas un houx, pas un seul de ces arbres dont le feuillage se conserve
toujours vert et fait siffler le vent; l'aubépine flétrie et les buissons de
noisetiers étaient aussi muets que les pierres blanches placées au milieu du
sentier pour servir de chaussée. Au loin, l'œil ne découvrait que des champs où
le bétail ne venait plus brouter, et si de temps en temps on apercevait un
petit oiseau brun s'agitant dans les haies, on croyait voir une dernière
feuille morte qui avait oublié de tomber.
Le sentier allait en montant jusqu'à Hay.
Arrivée au milieu, je m'assis sur les degrés d'un petit escalier conduisant
dans un champ; je m'enveloppai dans mon manteau, et je cachai mes mains dans
mon manchon de façon à ne pas sentir le froid, bien qu'il fût très vif, ainsi
que l'attestait la couche de glace recouvrant la chaussée, au milieu de
laquelle un petit ruisseau gelé pour le moment avait débordé quelques jours
auparavant, après un rapide dégel. De l'endroit où j'étais assise, j'apercevais
Thornfield; le château gris et surmonté de créneaux était l'objet le plus frappant
de la vallée. A l'est, on voyait s'élever les bois de Thornfield et les arbres ou
nichaient les corneilles; je regardai ce spectacle jusque ce que le soleil
descendit dans les arbres et disparût entouré de rayons rouges ; alors je
me tournai vers l'ouest.
La lune se levait sur le sommet d’une
colline, pâle encore et semblable à un nuage, mais devenant de moment on moment
plus brillante. Elle planait sur Hay, qui, à moitié perdu dans les arbres,
envoyait une fumée bleue de ses quelques cheminées. J'en étais encore éloignée
d'un mille, et pourtant, au milieu de ce silence complot, les bruits de la vie
arrivaient jusqu'à moi; j'entendais aussi des murmures de ruisseaux; dans
quelle vallée, à quelle profondeur? Je ne pouvais le dire mais il y avait bien
des collines au-delà de Hay, et sans doute bien des ruisseaux devaient y
couler. La tranquillité de cette soirée trahissait également les courants les
plus proches et les plus éloignés.
Un bruit soudain vint bientôt mettre fin à
ces murmures, si clairs bien qu'éloignés; un piétinement, un son métallique
effaça le doux bruissement des eaux, de même que dans un tableau la masse
solide d'un rocher ou le rude tronc d'un gros chêne profondément enraciné au
premier plan empêche d'apercevoir au loin les collines azurées, le lumineux
horizon et les nuages qui mélangent leurs couleurs.
Le bruit était causé par l'arrivée d'un
cheval le long de la chaussée. Les sinuosités du sentier me le cachaient encore,
mais je l'entendais approcher. J'allais quitter ma place; mais, comme le chemin
était très étroit, je restai pour le laisser passer. J'étais jeune alors, et
mon esprit était rempli de toutes sortes de créations brillantes ou sombres.
Les souvenirs des contes de nourrice étaient ensevelis dans mon cerveau, au
milieu d'autres ruines. Cependant, lorsqu'ils venaient à sortir de leurs
décombres, ils avaient plus de force et de vivacité chez la jeune fille qu'ils
n'en avaient eu chez l'enfant.
Lorsque je vis le cheval approcher au
milieu de l'obscurité, je me rappelai une certaine histoire de Bessie, ou
figurait un esprit du nord de l'Angleterre appelé Gytrash. Cet esprit, qui
apparaissait sous la forme d'un cheval, d'un mulet ou d'un gros chien, hantait
les routes solitaires et s'avançait quelquefois vers les voyageurs attardés.
Le cheval était près, mais on ne le voyait
pas encore, lorsque, outre le piétinement, j'entendis du bruit sortir de la haie,
et je vis se glisser le long des noisetiers un gros chien qui, grâce à son
pelage noir et blanc, ne pouvait être confondu avec les arbres. C'était justement
une des formes que prenait le Gytrash de Bessie; j'avais bien, en effet, devant
mes yeux un animal semblable à un lion, avec une longue crinière et une tête
énorme. Il passa pourtant assez tranquillement devant moi, sans me regarder
avec des yeux étranges, comme je m’y attendais presque. Le cheval suivait ;
il était grand et portait un cavalier. Cet homme venait de briser le charme,
car jamais être humain n’avait monté Gytrash ; il était toujours seul, et,
d’après mes idées, les lutins pouvaient habiter le corps des animaux, mais ne
devaient jamais prendre la forme vulgaire d’un être humain. Ce n’était donc pas
un Gytrash, mais simplement un voyageur suivant le chemin le plus court pour
arriver à Millcote. Il passa, et je continuai ma route; mais au bout de
quelques pas je me retournai, mon attention ayant été attirée par le bruit
d'une chute, et par cette exclamation : « Que diable faire
maintenant? » Monture et cavalier était tombés. Le cheval avait glissé sur
ta glace de la chaussée. Le chien revint sur ses pas; en voyant son maître à terre
et en entendant te cheval souffler, il poussa un aboiement dont sa taille
justifiait la force, et qui fut répété par l'écho des montagnes. Il tourna
autour du cavalier et courut à moi. C'était tout ce qu'il pouvait faire; il n'avait
pas moyen d'appeler d'autre aide.
Je le suivis, et je trouvai le voyageur s'efforçant
de se débarrasser de son cheval. Ses efforts étaient si vigoureux, que je
pensai qu'il ne devait pas s'être fait beaucoup de mal; néanmoins, m'approchant
de lui :
— Etes-vous blessé, monsieur ? demandai-je. (…) »
EN PRENANT QUELQUES RACCOURCIS
(la dernière levée de la poste étant à quatre heures)
PAR OLD NICK
« (…) Vers deux heures, mistress Fairfax
venait justement d'achever une lettre qu'il fallait envoyer à la poste. Je
regardai la route gelée, le ciel pur, le paysage étincelant, et l'envie me
prit, fatiguée d'une longue séance dans la bibliothèque, de faire moi-même la
commission dont on allait charger le cocher. Ce n'était guère plus de deux
lieues à franchir par le plus beau temps du monde, et pour une pauvre recluse,
la meilleure manière d'employer son après-midi.
II faut avoir vécu longtemps enfermé pour
trouver aux aspects de la nature cette saveur puissante que leur découvrent les
grands peintres et qu'eux seuls ont le don de reproduire. Si j'étais de ces
êtres à part, si j'avais le magique pinceau de Constable, j'enrichirais votre
petit musée du paysage qui passa sous mes yeux au moment où l'horloge cachée
dans le beffroi du village sonna trois heures. Le ciel pâlissait déjà; le
soleil, lentement, s'inclinait vers l'horizon. J'étais dans une lande connue en
été pour ses rosiers sauvages, en automne pour ses noisettes et ses mûres. Les
fruits de l'aubépine et de l'églantier lui faisaient çà et là, même au cœur de
l'hiver, une parure de corail ; mais son grand charme était son entière
solitude, son immobilité complète. Le vent y passait sans éveiller aucun bruit,
faute d'un houx ou d'un cyprès dont il pût agiter le feuillage. Le noisetier,
le néflier, dépouillés, ne bougeaient sous son souffle non plus que les pierres
blanches et glissantes qui durcissaient le milieu du chemin. Au loin, de chaque
côté, des prairies dénudées où nul bétail ne cherchait pâture, et les petits
oiselets, qui voletaient par éclairs sur les haies, semblaient autant de
feuilles sèches que le vent jusqu'alors avait oublié d'emporter.
Que vous dirai-je? Devant ces choses si
simples, si vulgaires peut-être, une sorte d'enthousiasme me saisit. J'oubliai
le froid, le but de ma course, la nuit qui allait survenir, et serrant mon
manteau contre moi, les mains enfoncées dans mon manchon, je m'assis sur une
barrière en bois qui fermait l'entrée d'un champ. Je n'étais pourtant qu'à
mi-chemin de la petite bourgade où j'allais et que je distinguais sur la
hauteur, derrière un rideau d'arbres, à la fumée qui s'élevait de ses toits,
aux légers bruits de vie qui m'arrivaient à travers le silence complet des
champs déserts. Derrière moi, dans la vallée, je pouvais encore apercevoir
Thornfield, ses créneaux gris, et le majestueux bosquet, asile des grolles
bruyantes Thornfield me fermait l'occident, et je ne me lassai de le contempler
que lorsque le soleil couchant eut disparu derrière ses hautes murailles. Alors
seulement je songeai à reprendre ma route, prêtant une dernière fois l'oreille
à je ne sais quels murmures de courants lointains, perdus dans des profondeurs
ignorées.... lorsque soudain, bien loin aussi, mais distinct, net, régulier,
brisant de son retentissement métallique ces vagues et plaintives harmonies de
l'onde murmurante, le trot d'un cheval se fit entendre. Il arrivait par le
chemin même au bord duquel je m'étais assise, et dont les détours le cachaient
encore à ma vue. Comme ce chemin était étroit, et comme le bruit se rapprochait
de seconde en seconde, je restai assise pour laisser passer le voyageur.
J'étais jeune alors, et ma mémoire était
peuplée de mille légendes. Aussi, tout en regardant du côté où le cheval allait
paraître, me rappelai-je une série d'histoires merveilleuses où jouait le
principal rôle un esprit fort connu dans le nord de l'Angleterre sous le nom de
Gytrash, lequel, sous la forme
d'un cheval, d'une mule ou d'un gros chien, hante de préférence les routes
solitaires, et met fort en peine les voyageurs attardés.... attardés comme je
l'étais moi-même en cet instant.
Tandis que je préméditais cette apparition
fantastique, j'entendis à côté de moi, dans la haie, un autre bruit qui me fit
tressaillir, et presque au même moment je vis se glisser, à travers les
branches qu'il écartait violemment, un énorme chien dont le pelage noir et
blanc tranchait sur la masse brune des arbres. Pour le coup, c'était bien le
Gytrash des contes de ma nourrice : une espèce de lion à longs poils, à grosse tête,
et je m'étonnai de le voir passer devant moi fort tranquillement, ne
m'accordant guère qu'un regard, – surnaturel il est vrai, et qu'on ne pouvait
confondre avec celui des chiens ordinaires, pour peu qu'on eût l'imagination
disposée au merveilleux.
Puis vint le cheval, un épais courtaud, et,
qui pis est, surmonté de son cavalier. Or, jamais Gytrash ne s'est laissé
enfourcher, non pas même par Belzébuth en personne. Voilà donc ma vision en
déroute; mais mon désappointement devait être bien plus complet. Le voyageur,
en effet, m'avait dépassée, et, tout à fait rentrée dans le domaine de la
réalité, j'avais déjà repris la route de Hay, lorsque le bruit d'une glissade,
d'une chute, et cette exclamation toute simple : « Que diable faire, à présent?
» me forcèrent à me retourner.
Homme et cheval étaient à terre, ce dernier
ayant glissé sur une flaque d'eau que le froid avait entièrement gelée.
Le chien était déjà revenu sur ses pas, et,
de son mieux, aboyant aux échos, courant autour de son maître, galopant de mon
côté comme pour implorer mon assistance, il prenait son rôle dans l'événement.
Seule à portée de l'étranger, il me sembla
impossible de ne pas lui témoigner quelque intérêt. Aussi m'approchai-je de lui
tandis qu'il se dépêtrait, à grand-peine, de ses étriers et de son cheval. A
voir ses vigoureux efforts, il était difficile de le croire dangereusement blessé.
Je lui demandai pourtant s'il s'était fait mal. (…) »
D'après Jules Clarétie, Old Nick aurait servi de modèle pour cette caricature dessinée
par Eugène Lami et destinée aux Français par eux-mêmes, sorte d'encyclopédie
ethnographique qui eut un grand succès au milieu du XIXe siècle.